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		La boue rouge ( suite)  
		Au cœur du cyclone
 
 Le 3 janvier 1915, au matin, le 15-2 reçut l'ordre d'enlever Steinbach et l'ouvrage en V tout en
		essayant d'avancer sur le plateau d'Ufflholtz. Le
		plan d'opération était le suivant : le bataillon
		Castella, dont la 3e Cie. était placée en réserve,
		prendrait l'ouvrage en V et le terrain situé entre
		celui-ci et l'église, appuyé par la batterie
		Bousquet ; l'attaque serait combinée sur la droite par quatre sections du 213e R.I. dont la section
		de mitrailleuses du lieutenant Martin. Pendant ce
		temps, les 11e et 12e Cies. et la section de
		mitrailleuses du IIIe bataillon (commandant
		Contet), soutenues par une batterie de 75, s'empareraient du centre du village et du cimetière ;
		les deux autres compagnies du IIIe bataillon
		déborderaient par le nord pour occuper, au-delà
		du ruisseau, les tranchées allemandes montant au
		plateau d'Ufflholtz sur lequel progresserait le 15e
		B.C.P chargé de parer à toute contre-attaque
		venant du nord. Les 7e et 8e Cies. resteraient à la
		disposition du commandant Jacquemot.
		Quatre compagnies du 213e R.I, sous les ordres du commandant Debain, 
		partiraient à l'assaut de la cote 425 : les 17e (Lecuyer) 19e(Rochut) et 
		22e (Labbe) compagnies prendraient puis retourneraient la tranchée 
		allemande tandis que la 21e Cie, d'abord en réserve, les dépasserait 
		puis couvrirait leurs travaux d'organisation. Les 2e (de la Tour) et 3e 
		(Didio) Cies. du 13e B.C.A. appuieraient le mouvement sur 425.
		Conscient de l'inefficacité des pièces de 65 à désorganiser les lignes 
		adverses, l'Etat-major, mobilisa l'artillerie lourde de la division ; à 
		9 heures, la préparation d'artillerie débuta par les tirs d'une batterie 
		de 155 L. sur 425, suivis des canons de 75 et 65 ; le marmitage devait 
		durer plus de trois heures.
 
 A 13 heures, les sifflets des officiers résonnèrent, déclenchant 
		l'attaque générale ; les fantassins, précédés de sapeurs équipés de 
		cisailles, se mirent à courir, autant pour chasser l'ennemi que leur 
		propre peur. Des maisons que l'on croyait vides se révélèrent occupées ; 
		les sapeurs de la 1° Cie., pris en enfilade, furent décimés ; à 13h30, 
		deux batteries de 75 bombardèrent  l'Institut Saint-André pour 
		appuyer l'attaque de diversion du groupe cycliste de la 10e D.C. La 2e 
		Cie. du 15-2 avança camouflée par une haie et s'empara d'une tranchée ; 
		la 1er Cie, contrainte de se faufiler par un chemin creux, se fraya un 
		passage entre les barbelés et déboucha sur un poste d'une douzaine 
		d'hommes de l'I.R.161 qui se rendit. Les occupants de l'ouvrage en V, 
		menacés d'enveloppement, se replièrent vers le centre du village, 
		poursuivis par une section qui arriva jusqu'à l'église, devant laquelle 
		le sergent Fallouey fut tué à bout portant. Des deux côtés, les 
		artilleurs évitaient le cœur du village où la situation était incertaine 
		; une batterie de 65 fut avancée vers le village ; les tirs de barrage 
		des canons de 75 empêchaient l'arrivée des renforts allemands depuis les 
		lisières ouest de Cernay ; des éléments des 1er , 2e et 4e Cies ayant 
		opéré une liaison, les officiers décidèrent de poursuivre l'élan pour 
		déborder tout le village par le sud ; le lieutenant Eugène Bauer fut 
		mortellement atteint en arrivant à la dernière maison, à l'extrémité 
		sud-est de Steinbach ; les 1er et 2e Cies., rassemblées sous le 
		commandant
		des lieutenants Jenoudet et Boucher, réussirent la manœuvre et les 
		Allemands battirent en retraite.
 
 De leur côté, les compagnies du 213e R.I, traversant les abattis et les 
		réseaux de barbelés, s'étaient emparées de 425, faisant une soixantaine 
		de prisonniers. Apprenant la nouvelle, le commandant Castella donna 
		l'ordre de conquérir l'est du village et demanda à la 12e Cie. 
		(capitaine Toussaint) de fouiller le centre du village et de progresser 
		par la rue principale pour entrer en liaison avec la 3e Cie. (capitaine 
		Bejanin) ; cette dernière, jusqu'alors en réserve, avait traversé le 
		village d'ouest en est et pris position, vers 20hl5, le long des murs de 
		l'usine et des jardins Rollin ; la 12e Cie. exécuta son mouvement avec 
		peine, ce qui permit à plusieurs groupes d'Allemands de se replier sans 
		dommages par les tranchées montant sur le plateau d'Uffholtz ; les 2e et 
		4e Cies. redressèrent leur front face à Cernay, entre Steinbach et les 
		pentes nord de 425 ; la section de droite de la 12e Cie. fut sévèrement 
		accrochée autour du cimetière. Sur ordre direct du commandant du 152e 
		R.I, le capitaine Toussaint déborda ce nœud de résistance avec le renfort 
		d'une section et demie et opéra une jonction vers l'église avec la 1er 
		Cie.. Mais, ce ne fut que vers 22 heures, sur la demande, puis l'ordre 
		formel du commandant Castella, que la liaison
		avec la 3e Cie. fut établie ; sur la gauche, la 11e Cie. avait suivi le 
		mouvement. Vers minuit, la lisière nord-est de Steinbach était aux mains 
		des pantalons rouges.
 
 Les rues de Steinbach étaient jonchées de cadavres de soldats, d'animaux 
		et de quelques civils, de débris et de matériel ; les blessés, 
		agonisants, étaient soignés à la hâte dans l'attente d'une évacuation ; 
		les rescapés de cette tourmente, harassés, éclairés par les incendies, 
		fouillaient les décombres à la recherche de quelques victuailles: 
		volailles, miel, eau-de-vie...; le village, balafre et hurlant, semblait 
		sortir d'un tableau cauchemardesque de Jérôme Bosch.
 
 Les Allemands ne pouvaient en rester là ! Ils avaient été ébranlés, mais 
		disposaient toujours de moyens considérables et rapidement mobilisables. 
		Dès 21 heures, les sifflements des 105 et 150 avaient commencé à 
		résonner ; les batteries, installées de Berrwiller à la forêt du 
		Nonenbruch d'où un Drachen faisait quelques apparitions furtives, 
		préparaient une contre-attaque massive. Vers 1 heur du matin, l'I.R 25 
		et quatre compagnies du I.R. 161 ( les 5,8,9 et 11) s'élancèrent;  
		les fifres et tambours résonnaient dans la nuit et la vague feldgrau 
		déferla sur la cote 425, attaquée de front et sur les flancs ; les 
		fractions de protection, en avant des soldats qui travaillaient à 
		fortifier la ligne, reculèrent en tirant; les défenseurs, submergés, 
		pris dans la mêlée, se replièrent sur les tranchées de départ ; un 
		peloton de la 19e Cie. du 213e R.I. sous les ordres du lieutenant Rochut 
		résista en vain avant de reculer pour éviter l'encerclement.
 
 
  A la lisière est de Steinbach, l'attaque fut endiguée par la 3e Cie., mais un groupe descendu par
		le plateau d'UffhoItz perça les lignes et une  vingtaine d'hommes, emmenés par le Leutnant
		Moskopp (8/I.R. 25) atteignirent l'église si bien
		que, l'obscurité aidant, la situation à l'intérieur
		du village devint aussi critique que confuse ; des
		agents de liaison du 15-2 furent capturés et
		enfermés dans l'église ; les adversaires, vociférant, tiraient à bout portant. Par manque de
		fusées éclairantes, les Français estimèrent le
		nombre des assaillants à environ soixante-dix.
		L'Etat-major songea un moment à faire évacuer
		le village puis décida d'engager la 8 Cie du 15-2 (capitaine de Roffignac), placée en réserve.
		Arrêtés un instant, les fantassins nettoyèrent le
		secteur de l'église et firent une quarantaine de
		prisonniers, dont deux officiers réfugiés dans l'église. Vers 3 heures, 
		l'ouvrage en V et le village étaient reconquis. Côté allemand, après le
		repli, un bon nombre de combattants manquait à
		l'appel dont les Leutnants Bappert et Kamp,
		commandants des 9e et 11e compagnies. 
 Au nord, dans le ravin d'UffhoItz, les 9e et 10e
		Cies. du IIIe bataillon du 15-2 avaient été clouées
		dans leurs tranchées de départ par le feu de
		mitrailleuses sous boucliers et par un bombardement de gros calibres ; 
		les tirs de crapouillots,
		durant un quart d'heure, n'avaient pas empêché
		les renforts allemands d'accéder aux tranchées
		de tirs. Vers 4 heures passées, le commandant
		Contet, depuis l'observatoire du Schletzenburg,
		demanda le raccordement des tranchées du ravin
		à celles du village ; De Liocourt, monté convaincre Contet de stopper l'attaque, décrivit le brasier :
		"Spéctacle complet de la bataille en ce point sous
		un marmitage intense. Vue sur Steinbach à moitié démoli et en feu : cris de nos assauts, lueurs
		rutilantes des villages qui brûlent à perte de vue dans la plaine. 
		Derrière nous des tombes préparées avec croix et couronnes de feuillages ; les
		blessés qui passent sur des civières et les morts
		que l'on aligne, de très jeunes prisonniers qui
		montent. (...) Dans le village qui flambe, fusillades et cris toute la nuit - France-Kamarade ".
 
 Le 4 janvier, au matin, sous une pluie d'obus de
		150, les hommes encore valides fouillèrent
		minutieusement les ruines, débusquant des
		Allemands pris au piège ; dans les caves transformées en abris ; armes, 
		munitions et effets personnels étaient quelques fois restés en place. Le 
		village englouti gémissait : craquements, plaintes, grondements sourds; des charpentes brûlées,
		des pans de mur calcinés s'effondraient ; le feu
		serpentait au milieu des débris, des corps, des
		carcasses d'animaux qui se consumaient ; l'odeur était pestilentielle ; partout, des fumerolles
		montaient vers le ciel. Un chien errait parmi les
		cadavres tel un charognard ; un bœuf encore
		vivant demeurait immobile, perdu. Certains soldats étaient assis, hagards, submergés par cette
		vision d'apocalypse, ce carnage auquel ils
		avaient pris part ; curieusement, le clapotis de la
		fontaine demeurait immuable, comme si le
		temps passé cherchait à se prolonger, imperceptiblement.
 
 Maurice Ravel rassura son père :"Grâce à Dieu
		je suis encore sain et sauf, en dépit des balles et
		des obus ! Steinbach est virtuellement pris ; mais pour ce résultat il a 
		fallu détruire le village, maison par maison, à coup d'obus. Un certain 
		nombre de maisons sont encore occupées par les
		Allemands qui s'y barricadent et s'y défendent
		avec une énergie désespérée. Beaucoup se sont
		rendus car ils étaient las de se battre et abrutis
		par le bombardement. Les rues et les abords du
		village sont semés de cadavres. C'est horrible à
		voir. Les corps resteront longtemps ainsi sans
		sépulture. Les compagnies qui occupent la partie
		conquise campent parmi les ruines et au milieu
		des cadavres en décomposition ". Mais la lisière
		nord du village demeurait sous le feu de la tranchée avancée du plateau d'UffhoItz. La 7e Cie.
		fût chargée, en partant de l'usine Rollin, de grimper à travers les vignes pour occuper l'extrémité
		gauche de cette tranchée et la prendre à revers ;
		préparée par une batterie de 65 et soutenue par la
		section de mitrailleuses du IIIe bataillon, l'attaque surprit les Allemands ; sur le plateau, des
		fractions des 9, 10 et 11e Cies. profitèrent du
		mouvement pour prendre pied dans la tranchée et
		s'y maintenir, faisant des prisonniers, récupérant
		du matériel, des munitions et une mitrailleuse.
		Le capitaine de Liocourt fut au cœur de l'action :
		"J'entraîne la 7e"' section avec deux sections de
		la 9e compagnie. On prend toute la tranchée
		boche. M... est tué et la deuxième section presque
		entièrement détruite. Elle gît par-ci par-là dans
		les échalas. Je reforme les unités et répartis le
		commandement. Les boches tirent tout le temps
		pour nous empêcher de renverser la tranchée.
		J'entre dans leurs abris. Une bougie brûle encore ; cela sent encore leur odeur et celle de leur
		tabac. Des armes, des casques, partout. Nous
		sommes surpris de voir comme c'est bien installé. C'est recouvert de tôles ondulées très fortes.
		J'essaie de faire mettre du fil de fer, mais impossible cela tire de trop. La pluie arrive ; comme le 
		principal est fait j'en laisse quelques-uns se mettre à l'abri. Tout à coup les hommes en faction
		lancent le cri de « Aux armes ». On court au
		parapet, quand les premiers sont à dix mètres. Je
		dirige là-dessus un feu d'enfer, par salves.
		L'attaque tourbillonne et s'effondre. Pour nous
		c'est gagné, mais on tire encore sur ce que l'on
		voit remuer et assez longtemps encore, car les
		arbres semblent être des hommes".
 
 Au sud, les canons de 155 L. tirèrent sur la cote
		425, mais l'organisation défensive de Steinbach,
		sous le pilonnage intensif de l'artillerie allemande (des obus 77, 105, 130, 150 et 210) accaparait
		les troupes disponibles pour une éventuelle contre-attaque. Ainsi, l'I.R.25 en profita pour s'y établir solidement, ce qui obligea les nouveaux
		occupants du village à retourner certaines tranchées vers le sud. Les gouttes de pluie rayaient
		un paysage de désolation. Le chassé croisé des
		brancardiers était constant ; le G.B.D.66 effectua
		235 évacuations ce jour là ; dans les hôpitaux de
		Thann et de Moosch, engorgés, les lits manquaient et les chirurgiens opéraient sans arrêts ;
		les blessés légers retournaient au front ; ceux qui
		pouvaient être transportés rejoignaient l'hôpital
		d'origine des étapes (H.O.E.) de Bussang,
		embarqués par la section sanitaire automobile N°17 ; pour certains, un nouveau combat commençait 
		; pour beaucoup d'autres, les cas désespérés, la mort n'étaient que retardée.
 
 L'Etat-major de l'Armee-Abteilung Gaede réagit
		rapidement en remplaçant la Brigade V Strantz
		par la Brigade Dallmer. Les Français avaient pris Steinbach, mais ils se 
		retrouvaient bloqués, coincés dans un vallon encaissé et difficile à 
		ravitailler ; les positions défensives allemandes
		autour de Cernay demeuraient solides et une
		offensive sur la droite, par les hauts, là où la 66e D.I. ne disposait 
		que de postes épars, ne manquerait de rendre sa situation intenable ; une première tentative eut lieu le 4 janvier : à 7 heures,
		la 8e Cie. du L.I.R.123 (Leutnant Wagner) et 50
		hommes du IIe bataillon de Landsturm de
		Heidelberg encerclèrent le sommet de l'Hartmannswillerkopf, tenue par 
		une demi-section du 28e B.C.A.et dont l'imposante silhouette
		coupait l'horizon ; l'occupation des massifs au
		nord de Cernay devenait essentielle aux yeux des
		officiers du quartier général, en particulier pour
		le nouveau chef d'état-major, Bronsart von
		Schellendorf qui, arrivé le 5, décida de poursuivre les opérations sur l'Hartmann et le Sudel.
		L'Etat-major français, moins prompt, ne se rendit
		compte qu'à posteriori de l'intérêt d'un mouvement par le nord et le nord-ouest permettant de
		profiter de l'absence de front continu pour se
		rabattre ensuite par le sud-est dans la plaine.
		L'engrenage qui allait faire du promontoire
		rocheux de l'Hartmannswillerkopf un champ de
		bataille légendaire était en marche ; les
		Allemands avaient tiré les premiers.
 
 Le 5 janvier, la 151e brigade (297e, 357e et 359e
		R.I.) du colonel Adolphe de Susbielle, détachée
		de la 71e D.I. à la 66e D.I., vint épauler une 115e
		brigade très affaiblie. La terre continuait à trembler et un déluge d'acier s'abattait sur le petit
		village et ses alentours, pris dans une atmosphère d'apocalypse. "Dès qu'il fait jour, commence
		sur nous un bombardement effrayant. Il y a de
		tous les calibres, mais surtout du gros. Notre
		artillerie répond, et toute la journée, cela n 'arrête pas. Les grosses casseroles passent dans les
		deux sens et éclatent. Il pleut, nous sommes
		envahis par l'eau par en dessous et peu à peu, par le contact avec les 
		parapets, nous nous couvrons d'une carapace de boue grasse jusqu'à la
		tête. L'artillerie redouble spécialement vers 12
		heures. À un moment, il y en a un qui crie : "c 'est
		comme au Spitzemberg". Je le fais taire, car ce
		cri résonne comme un glas. Des obus éclatent
		devant, derrière, à droite, à gauche, partout.
		J'entends un blessé qui pleure comme un petit
		chat à 2 mètres de moi ; je lui demande ce qu'il
		a ; on me dit qu'il a une balle dans la tête. C'est
		vers Cernay que sont les obusiers qui nous tirent dessus. On entend très nettement le départ des
		coups, et on suit leur arrivée. On m'annonce que
		le capitaine Jacquot vient d'être renversé par
		une marmite. On a l'impression que personne
		n 'en sortira. Il y en a un qui dit que cela doit être la fin du monde. 
		Au milieu de tout cela, les guetteurs surveillent, stoïques. Cela continue ainsi
		toute l'après-midi, sans interruption. Tout le
		village de Steinbach flambe et les obus de 305 y
		tombent constamment. Tous les prisonniers sont
		unanimes à dire qu'ils ont de l'artillerie autrichienne (probablement des obusiers Skoda de
		305, Mle 1911). Quand le soir arrive nous sommes hébétés. Nous sommes dans la boue jusqu'aux
		genoux. Nous sommes trempés et naturellement nous n 'avons rien mangé. 
		D'ailleurs, nous n 'avons pas le cœur à manger" (capitaine de
		Liocourt). Le sergent Jules Gavand du 359e R.I,
		participait au ravitaillement difficile et périlleux
		des avant-postes ; il fut subjugué par le brasier
		des combats : "À la nuit tombante, je partais de
		Thann avec le courrier, étant vaguemestre, les
		ordres et pièces à signer, étant fourrier, et je m 'acheminais avec 
		quatre mulets porteurs de ravitaillement et de boisson chaude, vers la cote 425
		où était ma compagnie. Le chemin pour y aller, surtout pendant la nuit, 
		était épouvantable, rempli de cailloux et de boue liquide. Les mulets
		avaient le pied sûr, et le mieux était d'en tenir un
		par la queue, ce qui facilitait la marche. Un soir
		qu'il faisait nuit noire, en redescendant de la
		cote 425 et une fois sur la grande route, j'avais
		derrière moi Cernay qui brûlait, incendie
		immense. Les projecteurs boches fonctionnaient
		dans toutes les directions. Entre moi et Cernay,
		l'église de Vieux-Thann, avec un bout de toiture
		sans tuiles, le reste étant écroulé, se profilait
		dans les flammes de Cernay brûlant. Avec cela
		un crépitement incroyable de coups de fusil dans
		le lointain, des coups de canons français aux
		abords de ma route, je ne les voyais point, mais
		les entendais. Plusieurs civières me croisent,
		portant des blessés ; et la pluie tombe, une pluie
		torrentielle. Je ne pensais plus à la guerre ; il me
		semblait que j'étais à l'Opéra, avec des décors
		magnifiques représentant un coin de l'enfer. Je
		me suis arrêté et j'ai joui pendant quelques
		minutes de ce spectacle qui finit par m'effrayer
		parce qu'il était trop réel ".
 
 Dans le cimetière de Steinbach, devenu bien
		exigu, et sur les pentes du Silberthal, les tombes
		s'étaient multipliées ; le 15-2 avait perdu plus de 700 hommes, morts, 
		blessés, disparus ou prisonniers ; le 213e R.I. laissait 420 hommes sur 
		le terrain dont le lieutenant-colonel Frantz, éphémère
		gouverneur de Thann. Au 161e Infanterie
		Régiment, 660 hommes étaient hors de combat. Après son séjour alsacien, 
		les effectifs du régiment von Lützow tombèrent à près de 600 hommes (au 26 mars 1915). Les survivants, accablés
		par les intempéries et les alertes, mirent leurs
		dernières forces à l'organisation des positions.
		L'enfer de Steinbach, les combats de rue, la pluie
		et les flammes, la boue de 425, rouge, poisseuse,
		allaient rester gravés à jamais dans leurs mémoires.
 
 La prise de Steinbach défraya la chronique ; la
		presse française et les communiqués officiels
		firent de ce fait d'armes un symbole du retour de
		l'Alsace à la mère patrie. Mais, cette conquête
		destructrice et coûteuse en vies ne fit reculer les
		Allemands que de quelques centaines de mètres.
		Bref, une victoire à la Pyrrhus !
 
 Dans la nuit du 6 au 7 janvier, un tentative sur le
		village, un coup de sonde, laissa 60 cadavres
		devant les tranchées françaises. Le jour venu, la
		151e Brigade lança une attaque en tenaille. A
		droite, le 359e R.I. tenta de s'emparer de
		Sandozwiller, mais le feu nourri des soldats allemands, retranchés dans l'usine textile et sa cité
		ouvrière, maintint le régiment dans ses lignes ;
		plus d'une vingtaine d'hommes furent fauchés
		en sortant des tranchées. A gauche, le 297e R.I., avec deux compagnies 
		en pointe, s'élança à l'assaut des tranchées de 425. Le régiment fut 
		décimé par les mitrailleuses et les tirs croisés de l'artillerie lourde allemande en position à Wattwiller
		et Cernay. Deux compagnies du 13e B.C.A., en
		réserve, tentèrent sans succès de colmater les
		brèches. Le 297e R.I. perdit 436 hommes dans l'opération dont son chef 
		de corps, le lieutenant-colonel Bonnelet. Parmi les disparus, se trouvait
		le caporal Louis Demeure-Lattaz qui, le 27
		décembre 1914, avait adressé à sa femme enceinte une lettre d'espérance, la dernière : "Ma chère
		Rose, (...) Jusqu'à présent, nous avons toujours
		couché à l'abri. Nous avons trouvé des pays de
		l'Alsace, qui ont été repris par nous et où l'on est
		bien reçu. Mais c'est difficile de se faire comprendre, car il y a très 
		peu de gens qui connaissent le français. Les villages que nous avons vus
		sont très propres ; c'est dommage que l'on
		entende le canon toute la journée et même la
		nuit. On ne sait pas ce que nous réserve l'avenir;
		espérons que cela ne sera pas trop dur et que
		nous aurons le bonheur de nous revoir tous un
		beau jour. La nuit, quand je pourrais dormir, je
		suis à chaque instant réveillé par des cauchemars terribles. Je vous revois souvent dans mes
		rêves et il me semble que je tiens tous les trésors
		de la terre, mais au réveil, quelle désillusion.
		J'espère que vous avez bien passé les fêtes de
		Noël. Nous avons eu le plaisir d'aller à la messe
		le jour de Noël. Nous n 'avons pas pu, à mon
		grand regret et de beaucoup de mes camarades,
		assister à la messe de minuit. Il était interdit de
		sortir des cantonnements. Le jour, la messe a été
		dite par l'aumônier militaire du régiment.
		L'église, quoique bien grande, était remplie de
		soldats. J'espère que ma lettre vous trouvera en
		très bonne santé. Je renouvelle tous mes vœux
		de bonheur que je puisse vous souhaiter, de bon
		courage et d'espoir et aussi ma chère Rose, une
		heureuse délivrance. Je vous embrasse dans un
		baiser plein d'espoir et d'amour". Les artilleurs
		allemands marmitèrent tout le secteur jusqu'à
		Thann où l'hôpital, touché de plein fouet, fut
		transféré sur Bitschwiller.
 
 Sur la cote 425, le no man's land était jonché de cadavres, englués dans 
		une boue rouge et enterrés par les bombardements ; les corps du 297e
		recouvraient ceux du 213e. Les assauts frénétiques et meurtriers n'avaient fait que rapprocher
		les premières lignes et jusqu'au printemps, des cadavres gelés restèrent 
		alignés devant les parapets.
 
 Un rapport du service de santé précisa les pertes,à l'exception des disparus et prisonniers. Ainsi, 
		pour la période du 25 décembre 1914 au 10 janvier 1915 on compta :168 tués et 287 blessés
		pour les 152e R.I. ; 105 et 208 pour le 213e R.I. ;
		73 et 202 pour le 359e R.I. ; 32 et 59 pour le 13e
		B.C.A. ; 20 et 62 pour le 15e B.C.P. ; 8 et 20 pour
		le 28e B.C.A. ; 5 et 32 pour le 68e B.C.A. ; 4 et 6
		pour le 56e R.A.. Plusieurs raisons expliquaient
		l'importance des pertes, eu égard à l'étroitesse du front : les vignes 
		et les prés entourant le village n'offraient que peu de protection aux 
		combattants ; ainsi, sortant des forêts, à découverts, les
		fantassins avaient subi simultanément les tirs de
		mitrailleuses partant du village et le flanquement
		depuis le plateau d'Uffholtz et la cote 425. La
		décision tardive de l'attaque du 25, avait donné
		aux Allemands du temps pour renforcer leurs
		défenses. En outre, l'artillerie française avait
		montré ses limites ; des canons de montagne de
		65 avaient pu être rapprochés de la zone des
		combats, mais les batteries de campagne, installées vers Thann et Leimbach, trop lointaines, ne
		pouvaient rivaliser avec l'artillerie lourde allemande, proche des lignes, aisément déployable
		dans la plaine et battant l'ensemble du front. Les difficultés à 
		acheminer hommes et matériel, l'acharnement de l'état-major, le prestige et les
		défaites passées, les ordres péremptoires et les
		conditions climatiques furent autant d'éléments
		qui contribuèrent à l'hécatombe.
 
 L'échec du 7 janvier 1915, l'épuisement physique et moral des troupes, amenèrent le général
		Guerrier, le 9 janvier, à suspendre les opérations
		dans le secteur Steinbach-425. La bataille de
		Steinbach, engagée le 13 décembre, marquait de
		par sa durée un basculement : celui d'une guerre
		de mouvement à l'enlisement d'une guerre de
		position, celui des batailles courtes, de quelques
		heures, quelques jours, aux batailles longues,
		interminables, alternant phases de combats et
		d'organisation sur plusieurs mois.
 
 Au 152°R.I., les effectifs furent progressivement
		reconstitués ; un détachement de renfort de 250
		hommes arriva le 11 janvier, un autre de 300
		hommes deux jours après, puis finalement 72
		soldats le 22. Les lignes étaient organisées en
		trois secteurs, chacun confié à un bataillon avec
		deux compagnies en première ligne, une compagnie en réserve de bataillon et une compagnie au
		Schletzenburg en réserve générale. Les premières lignes étaient relevées tous les deux jours,
		puis sous quatre jours.
 
 Le secteur sud était situé entre 425 et le village,
		jusqu'à l'église. Le secteur centre comprenait le
		village et un bout de la tranchée allemande
		conquise, accessible par un boyau aménagé à travers les vignes, jusqu'au premier chemin de terre
		qui la traversait. Enfin, le secteur nord allait de
		ce chemin au ravin d'UffhoItz, tenu par une section du 15e B.C.P. Les travaux de fortification se
		poursuivaient entre les bombardements. Les objets précieux restés dans 
		l'église furent ramassés et envoyés à Willer. Le 16 janvier, en trois
		heures, 250 obus de gros calibre tombèrent sur
		Steinbach. Le 297e R.I. prit position face à la
		cote 425 ce qui permit au 15-2 de réduire son
		déploiement et d'envoyer davantage de troupes
		au repos, à Bitschwiller et au Thomannsplatz.
		Par ordre général n°4 du 25 janvier 1915
		(J.O.R.F. du 24 février 1915), le 152e R.I. fut cité
		à l'ordre de l'Armée, en ces termes : "(...) a,
		sous les ordres du chef de bataillon Jacquemot
		fait preuve d'une vaillance et d'une endurance
		au-dessus de tout éloge en conquérant un village,
		après huit jours de lutte héroïque, de jour comme
		de nuit, s'emparant une par une des maisons fortifiées, répétant les assauts au milieu des incendies, se maintenant sous un feu des plus violents
		dans les tranchées remplies d'eau gelée, infligeant à l'ennemi de lourdes pertes et lui en enlevant une mitrailleuse et de nombreux 
		prisonniers ". Quelques jours plus tard Jacquemot fut
		promu lieutenant-colonel.
 
 Le 5e B.C.R, en position au Südel, retrouva le
		secteur de Steinbach. Robert Pelissier avait suivi
		la bataille décisive depuis le col : "Alors que
		nous étions là-haut, Steinbach fut reprise,
		comme vous avez dû le lire dans les journaux. Il
		fallut la prendre maison par maison ; et dire que
		nous l'avions tenue quelques semaines plus tôt
		sans pertes sérieuses !
 
 Le 14 janvier, nous descendîmes de notre col
		pour aller au repos et nous laver et le 18 janvier,
		nous reçûmes l'ordre d'occuper les nouvelles
		tranchées creusées face à Steinbach reconquise.
		Nous gravîmes donc la montagne pour la dévaler sur le versant opposé, parcourant ainsi un
		territoire qui ne nous était que trop familier.
		Une fois encore, ce fut le bon filon. Il faisait
		froid et nous ne pouvions allumer aucun feu de
		peur d'être repérés par l'artillerie. Nos cuistots
		durent installer leurs cuisines à plus d'un mile
		en retrait de la deuxième ligne, et même là, ils
		furent bombardés. Deux d'entre eux furent tués
		alors qu'ils tentaient de nous apporter notre
		dîner. Je ne restai là que neuf jours, puisque je
		fus blessé comme je vous l'ai dit plus haut, mais
		mes malheureux compagnons y restèrent trois
		semaines, et furent bombardés presque quotidiennement. Ils repoussèrent 
		trois attaques, perdirent leurs mitrailleuses par deux fois, et les 
		reprirent lors de contre-attaques de nuit, ramenant à chaque fois un nombre respectable de
		prisonniers. L'un dans l'autre, c'est surtout du
		froid que nous eûmes à souffrir. Des centaines
		de nos hommes durent être évacués pour cause
		d'orteils gelés, de pieds gelés ou de bronchite. Blessé, Pelissier fut évacué sur un hôpital
		militaire où il resta jusqu'au mois de mai.
		Entre le 15 et le 17 mars, le 357e R.I. releva le
		152e R.I, engagé depuis bientôt trois mois dans
		"l'enfer de Steinbach". Le projecteur se déplaçait, mais la cote 425, tout comme le plateau
		d'Uffholtz, restaient des secteurs sensibles soumis aux fusillades, aux engins de tranchées, aux
		coups de main, aux accrochages entre patrouilles
		et sentinelles. Les futurs combattants de
		l'Hartmann y trouvèrent une initiation ou un
		répit relatif.
 
 Le 16 avril 1915, le 334e R.I., et le bataillon
		Dreyfus du 57e R.I.T. succédèrent pour cinq mois
		au 357e. A droite, le bataillon Dreyfus couvrait
		Steinbach, des pentes nord de la cote 425 au chemin Schletzenburg-UffhoItz. Au centre, le VIe
		bataillon (Moréteaux) du 334e tenait la croupe
		de la chapelle Saint-Antoine jusqu'au
		Molkenrainweg. À gauche, le bataillon
		Belhumeur gardait le saillant du plateau
		d'UffhoItz. Les tranchées de la cote 425 étaient
		occupées par le 229e R.I.. Le 10 mai, le bataillon
		Moréteaux prit position à gauche du bataillon
		Belhumeur jusqu'à la rive droite du Sihl, adossé
		à la garnison de l'Hartmann alors constituée par
		le 7e B.C.A., les 152e et 244e R.I. Du
		Molkenrainweg au Sihl, le secteur prit le nom de
		Colardelle. À droite, le secteur Simon s'étendait
		de Steinbach à la route d'Aspach et comprenait
		trois sous-secteurs : l'Alsacienne (de Steinbach à
		la cote 425), Bonnelet (de 425 à la Thûr) et
		Sairon (de la Thùr à la route d'Aspach). Le 26
		mai, le 64e B.C.A. vint occuper le sous-secteur
		de l'Alsacienne où il demeura jusqu'en juillet
		1916.
 
 Dans les sous-bois, les bivouacs s'étaient transformés en camps : Chanove, 
		Belgique, Les cuistots, Pervenche, Alsacienne entre Vieux-Thann et
		Steinbach ; Morvan sur les pentes de
		l'AmseIkopf, Roucy dans une carrière du
		Silberthal. Les "grottes" du vallon, notamment
		celles du Donnerloch, constituaient des abris
		sûrs lors des bombardements ; le carreau de la
		mine Kaiserstolhe fut aménagé et jusqu'au fin
		fond de l'Ertzenbach, la foret était habitée ; barbelés, blockhaus, 
		abris-cavernes, tranchées profondes, boyaux onduleux se multipliaient, 
		lacérant le sol ; le mobilier et les objets ramassés
		dans les ruines de Steinbach ou récupérés dans
		les villages agrémentaient la vie souterraine. Certaines positions 
		firent l'objet de soins particuliers, tel le "Reposoire", édifié par le 229e R.I.
		à 425 ou l'un des blockhaus de la première ligne
		du plateau d'UffhoItz, construit par le 334e R.I.
		et cité en exemple par le commandement du
		génie de la VIIe Armée.
 Avec l'arrivée des beaux jours, au printemps
		1915, les abatis et branchages du no man s land
		prirent feu, d'abord par accident puis par le tir de
		fusées incendiaires. Sur le plateau d'Uffholtz, les
		silhouettes noires des arbres calcinés ressemblaient à une armée de spectres. Aux assauts
		massifs succédait une guerre de harcèlement.
 
 Le 16 juin 1915, un coup de main fut tenté contre les organisations allemandes dites du "saillant
		de 425" par des éléments du 152e R.I., du 64e
		B.C.A et de l'escadron divisionnaire, placés sous les ordres du 
		capitaine Billy du 15-2 ; la préparation d'artillerie déclencha une violente
		réplique. Les soldats pénétrèrent dans quelques
		lignes inoccupées avant de rejoindre leurs tranchées de départ, 
		bouleversées par le bombardement.
 
 Dans le secteur Colardelle, le 334e fut relayé à la
		mi-septembre par le 213e et engagé à
		l'Hartmann. Durement éprouvé, le régiment
		redescendit des hauteurs début novembre 1915
		pour relever le 229e R.I. dans le secteur Simon.
		Les troupes alternaient l'occupation du H.W.K.
		et de ses satellites : la cote 425, l'Hartfelsen, le
		Sûdel ; ces rotations devaient préserver l'initiative et le mouvement, 
		tout en capitalisant l'indispensable connaissance des lignes, des positions et des pièges de chaque secteur. Dans la
		nuit du 30 au 31 octobre, le Ve bataillon du 334e
		R.I remplaça le bataillon Sutter du 229e R.I. dans le sous-secteur de 
		l'Alsacienne ; la 17e Cie s'établit à 425, la 18e sur les pentes nord de la croupe et la 19e devant Steinbach ; en réserves, la 20e
		Cie. prit position dans le village, à Pervenche et à la Chapelle tandis 
		qu'un peloton de la 4e Cie
		du 57e R.I.T s'installa dans les abris sous roche
		du Hirnelestein. Dans la nuit du 10 au 11 novembre le VIe bataillon prit la place du bataillon
		Derriey dans le sous-secteur Bonnelet. Chaque
		compagnie passait six jours en ligne et six jours
		en réserve ; les 21e et 23e alternaient à Vieux-Thann et aux pentes sud de la cote 425 ; les 22e
		et 24e se succédaient à Vieux-Moulin et entre la
		route de Cernay à la Thùr. Le sous-secteur Sairon
		était tenu par le IIIe bataillon du 57e R.I.T.
		(Leleux).
 
 Sur la cote 425, la fonte des neiges, les orages
		d'été et les pluies d'automne, transformaient les tranchées en torrents 
		de boue. Plusieurs fois, soldats français et allemands durent sortir sur les
		parapets avant de retourner dans leur bourbier ;
		l'adjudant Paul Guyot du 334e R.I. décrivit les tourments que la nature 
		infligeait aux combattants de 425 : "La vie de misère que la boue de
		425 et l'eau de la Thur firent au régiment, je
		renonce à le dire. Ah ! elles ont perdus leur mine
		hospitalière, les confortables, les coquettes tranchées du 229e. Les compagnies qui ne sont pas
		dans l'eau sont dans la boue. La pluie dissout
		l'argile ; filtré par le clayonnage, le parapet
		coule au fond du boyau. Les parois s'évasent et
		s 'affaissent en lis gluants où l'on glisse, où l'on
		s'enlise. Jour et nuit, on vide les boyaux, on relève les effondrements : hélas ! sitôt rejetée au
		bord du fossé, la boue liquide retombe au fond,
		tant qu'on a pas trouvé dans le commerce assez
		de seaux et d'écopes pour la transvaser au loin,
		dans le bled. Les abris se changent en puits, et
		sans égard pour les tentures de mousseline, leurs
		parois s'éboulent. Que devenir ? ". Cette boue
		glaiseuse qui tannait les peaux, ruisselait dans les
		moindres recoins, enrayait les fusils, les gardiens
		de 425 l'écumèrent tels des naufragés, inlassablement, avec l'énergie de la survie.
 
 De la mi-décembre 1915 à la mi-janvier 1916, le
		secteur fut touché par la tempête qui couvrait
		l'Hartmann ; les artilleurs allemands pilonnèrent
		les lignes arrière, mais l'attaque d'infanterie,
		attendue, n'arriva pas. Le 140e R.I. s'installa,
		découvrant ce bout d'Alsace qui, un an auparavant, avait fait la une des communiqués. Les
		semaines et les mois s'égrainèrent, rythmés par
		les tours de garde, les patrouilles, les ordres du
		jour, les ravitaillements et les travaux de consolidation. Steinbach, casemate et entouré de chiens
		d'alerte, était plutôt calme. Sur le plateau
		d'Uffholtz, au matin et au soir tombant, les
		mitrailleurs allemands tiraient quelques rafales,
		comme s'ils voulaient signaler leur présence. Les unités, 
		essentiellement territoriales, se succédèrent : le 3e B.T.C.A (commandant Léonce de
		Seynes) s'établit dans le secteur à partir de la fin
		de l'été 1916 ; le 6e B.T.C.A., commandé par
		Georges Desvallières "- le peintre qui renouvela
		l'art religieux français après guerre, fit un court
		séjour dans les tranchées de 425 ; sans oublier
		les 2e et 7e B.T.C.A., le 84e R.I.T, au printemps
		1918, le 109e R.I. et bien d'autres. Les nouveaux arrivants étaient 
		initiés aux singularités du secteur par le commandant Repiton-Préneuf, major
		de tranchées, qui arpentait inlassablement les
		lignes ; sa silhouette familière finit par se mêler
		au paysage.
 
 En octobre 1916 et février 1917 les groupes
		francs du 245e R.I., commandés par les sous-lieutenants Maillard et Préjean entreprirent des
		coups de main contre le saillant 425, préparés
		par des mortiers de 58, les fameux crapouillots ;
		Albert Préjean, le futur acteur révélé par René
		Clair, nota dans son journal à propos de ces têtes
		brûlés dont il était : "C'était des petites équipes
		de gars gonflés qui s'en allaient faire des coups
		de main dans les lignes ennemies. Aussi gonflé
		que l'on ait, les nerfs qui craquent et les cheveux
		qui se dressent sur la tête, ça existe croyez-moi !
		Je préférais risquer ma peau à chaque coup de
		main que de moisir dans la tranchée. Et puis, dans les corps francs, là 
		au moins on avait l'avantage d'avoir quelques jours de perm ' quand
		nous avions réussi. Naturellement, entre toutes
		ces permissions, je trouvais le temps de me faire
		blesser une première fois, puis une seconde. Les
		balles entraient dans la peau et choisissaient
		toujours le gras des chairs. Je devais être béni
		des dieux de la guerre : superstition, je ne sais
		pas ".
 
 Après l'armistice, fin novembre 1918, les habitants rescapés retrouvèrent leur village, méconnaissable. Ils s'installèrent dans des baraques en
		bois fournis par l'Etat. Les enfants retournèrent
		à l'école et une petite église provisoire fut installée dans le jardin de l'instituteur. Dans les
		décombres, on retrouva la cloche, presque intacte, qui servait à sonner le glas des trépassés.
		Installée sur des tréteaux, elle rythma à nouveau
		la vie du village. La vie, bien que précaire, reprenait le dessus et la reconstruction des maisons se 
		poursuivit jusqu'en 1924, année où s'acheva l'édification d'une nouvelle mairie-école, sur les
		fondations mêmes de l'ancienne. De 900 habitants en 1914, Steinbach n'en comptait plus que
		360 en 1921. La cote 425 fût abandonnée au
		maquis et aux herbes sauvages.
 
 "Peu de terres furent replantées en vignes ; la
		plus grande partie resta en friche, abritant en
		son sein des casemates, des abris, du fil de fer
		barbelé, des obus et aussi des cadavres. Sur cette
		terre de maléfice, vouée à l'improductivité, une
		végétation spontanée renaissait, s'étalait, envahissant tout le terroir. C'était des haies épineuses, de l'acacia, du cerisier sauvage... Le beau 
		vignoble égayé jadis par le chant des vigneronnes, devint une belle chasse au lapin de garenne
		et au faisan..." (Frédéric Preiss). La cote 425, die
		Höhe 425, le champ de bataille le plus méridional du massif vosgien, 
		redevenait une colline discrète. La boue rouge, le voile de la nature et du 
		temps, recouvraient les cadavres. Les combattants rescapés avaient 
		emporté avec eux le souvenir de 425 et de Steinbach en flamme.
 
 __________
 
		Sources et indications 
		bibliographiquesJe tiens à faire part de mes dettes de reconnaissance à ceux qui par 
		leurs conseils, leurs savoirs et leurs documents ont permis et encouragé la rédaction de cet 
		article : Jacques et Juliette Schreck, Christine
		Agnel, André Bohly, Joshua Brown, Thierry Ehret, Paul Gagnière, Philippe 
		Koch, Eric Mansuy, Louis Mockers et Léo Ott.
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