Catastrophes:  
    de la responsabilité de Dieu à celle de l'homme.
     

    C'était il y a quelques semaines, au début de novembre. Un violent tremblement de terre (5,4 sur l'échelle de Richter) venait de frapper le petit village de San Giuliano de Puglia (1150 habitants,dans le sud-est de l'Italie), faisant 29 morts dont 26 jeunes enfants de 6 à 9 ans. Dans la chapelle ardente improvisée, les familles éplorées veillent. Soudain une maman s'écrie : «Mon Dieu ! Pourquoi une telle punition ? Valentina, réveille-toi, je t'en prie, je dois t'habiller !» Pourquoi? Pourquoi moi? Pourquoi chez nous ? Pourquoi ici ? Après tous les cataclysmes,quels qu'ils soient -inondations,cyclones, éruptions volcaniques,tremblements de terre...-, les « pourquoi ? » surgissent. Une des premières réactions aux catastrophes, juste après les secours, observent les historiens,est la recherche d'explications. D'où nous viennent ces malheurs ? Qui est coupable ? Qui est responsable ?
    Très tôt, les religions ont été sollicitées pour répondre à ces questions. « La première attitude de l'homme à l'égard de la nature, fait remarquer Mgr Joseph Doré, théologien, archevêque de Strasbourg, a été empreinte de cette crainte et de cette révérence qui distinguent le comportement humain devant le sacré. Perçu alternativement ou même à la fois, comme gratifiant et comme menaçant sinon hostile, le cosmos et ses différents éléments ont très souvent et très largement paru devoir faire l'objet de pratiques cultuelles à but, suivant les cas, de conjuration, de conciliation ou de confiscation. »

    Punir les pécheurs et les inciter au repentir.

    Les fléaux climatiques sont donc d'abord interprétés comme des manifestations de la toute puissance divine qui, en déchaînant la nature, veut signifier sa présence, ou plus fréquemment punir les pécheurs et les inciter au repentir. La Genèse rapporte que « Yahvé vit que la méchanceté de l'homme était grande sur la terre et que son cœur ne formait que mauvais desseins à longueur de journée » (Gn 6,5). Il décide alors d'effacer de la surface du sol les hommes qu'il a créés. « Les eaux montèrent de plus en plus sur la terre... Et alors périt toute chair qui se meut sur la terre. » (Gn 7, 19-21.) De même, une pluie de grêle frappe l'Egypte pour punir Pharaon (Ex 9). « Deux ans avant le tremblement de terre » (Am 1,1), le prophète menace ses auditeurs des pires cataclysmes pour les inviter à se convertir. « Les colonnes des cieux sont ébranlées, frappées de stupeur quand Dieu menace", observe Job ( Jb 26,11)

    « L'Occident médiéval et ses clercs (prêtres, moines et tout homme savant), rappelle Jacques Berlioz, directeur de recherche au CNRS, qui lisent le monde à travers le prisme de la Sainte Ecriture, ne peuvent qu'associer cataclysmes et pouvoir divin. » « Au Moyen Age, poursuit Yvette Veyret-Mekdjian, géographe, professeur à Paris X, la catastrophe est interprétée comme une manifestation d'origine divine contre laquelle il n'y a pas à se révolter : elle est perçue comme un châtiment que Dieu ou le Diable envoient à des populations qui auraient enfreint les règles de l'un ou de l'autre. » Nombreux sont encore les documents qui en témoignent. Ainsi, en 1222, après avoir rapporté les inondations d'Eisleben en Prusse, le moine cistercien César de Heisterbach conclut : « A considérer cette plaie, nous sommes frappés non par le hasard,mais par le juste jugement de Dieu."
    Comment conjurer ces fléaux ? D abord en invoquant les forces naturelles, mais surtout en sollicitant les faveurs des forces divines, par des offrandes, des prières,des processions (rogations), des actes de pénitence. Un témoin raconte que, le mois dernier, à Lingualossa sur les flancs de l'Etna, une procession religieuse a été organisée « pour tenter, comme en 1923, de stopper la coulée ».
    Mais à l'exemple de Job, la révolte gronde. Car il est clair que le malheur ne frappe pas que les méchants (Ps 44), que les cataclysmes n'épargnent pas les Justes et les innocents. Pour Leibniz (1646-1716), l'univers est dans les mains de Dieu. Nous ne comprenons pas tout, mais du point de vue de Dieu, « le monde est le meilleur des mondes possibles ». Fortement marqué par le séisme de Lisbonne (1er novembre 1755) et par les milliers morts innocents, Voltaire s'élève contre cet optimisme de Leibniz. Il l'attaque, d'abord dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), puis dans Candide ( 1759).  Non, déclare-t-il, il est faux de dire que tout est bien, et d'expliquer la catastrophe par la vengeance divine. Et il interroge : « Pourquoi donc souffrons-nous sous un maître équitable?» Avant de conclure: « Un jour tout sera bien, voilà notre espérance. Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion! " Ce n'est pas Dieu qui veut notre malheur, ni la nature, lui répond Jean-Jacques Rousseau dans une lettre du 18 août 1756. Le vrai responsable c'est l'homme!C'est lui et lui seul qui a construit Lisbonne dans un secteur à risques. Ce n'est pas la nature qui " a rassemblé là 20.000 maisons de six à sept étages."Si les habitants s'étaient dispersés ou logés autrement, « on les eût vus le lendemain à 20 lieues de là, tout aussi gais que s'il n'était rien arrivé ».
    A partir du XIX° siècle, on privilégie les explications de type scientifique. Les phénomènes sont disséqués, analysés... « Mais, constate Hubert Faes, professeur de philosophie à l'Institut catholique de Paris, l'homme contemporain, fort de son savoir et de son pouvoir, a le sentiment qu'on peut tout maîtriser. Il a du mal à accueillir l'aléa, à accepter que tant de malheurs puissent provenir du seul hasard et de la seule contingence. Lorsque les cataclysmes surviennent, cette explication ne suffit pas. Il va donc chercher autour de lui des responsables : les pouvoirs publics, les techniciens,l'Etat, les maires... »

    Les responsabilités collectives de l'humanité

    D'autant que les catastrophes naturelles ne sont pas toujours...aussi naturelles qu'on le dit. Et que certains aléas sont aggravés, voire déclenchés, par des initiatives humaines. Dans ces situations de crise où les responsables ne sont pas facilement identifiables, l'irrationnel surgit encore volontiers, et s'en va à la recherche de boucs émissaires. Comme au Moyen Âge. En 1910, on accusa les juifs d'être responsables des inondations de Paris. Au printemps 2001, la rumeur s'est vite répandue dans la baie de Somme que « pour préserver Paris, on nous a inondés ».

    Tout le courant écologique de ces dernières années a attiré l'attention sur les responsabilités collectives de l'humanité. La terre est fragile. Nombreux sont, dans les associations, les Églises, les mouvements politiques ou scientifiques,ceux qui tirent le signal d'alarme. « Le problème écologique a pris aujourd'hui de telles dimensions qu'il engage la responsabilité de tous, déclarait Jean-Paul II en 1990 dans son message annuel pour la paix. Il existe dans l'univers un ordre qui doit être respecté ; la personne humaine, douée de la capacité de faire des choix libres, est gravement responsable de la préservation de cet ordre, notamment en fonction du bien-être des générations futures. » « Car, rappelle le jésuite Joseph Moingt, théologien, la nature sert de médiation entre les hommes, et de lien entre les générations. Pour la Bible, Dieu a confié la nature à l'homme. Dieu n'intervient pas directement. Mais cela ne veut pas dire qu'il se désintéresse des catastrophes qui peuvent se produire. Il agit sur l'esprit de l'homme pour que l'homme s'occupe de la nature. Il prend soin de la nature à travers l'homme. »

                                                                        B.J.    


     
    La toute-puissance de Dieu et les " ratés" de la Création.

    " Parfois nous nous demandons pourquoi Dieu n'a pas créé une terre où il n'y aurait ni séisme, ni inondations, ni éruptions volcaniques... C'est parce que Dieu n'a pas voulu être ce magicien qui, en lançant sa création, l'aurait achevée du premier coup. Comme l'humanité qui, pour atteindre le jardin où Dieu l'attend, doit d abord connaître une vie terrestre soumise au mal et à la mort, le monde n'a pas atteint sa forme définitive. À travers bavures et ratés, il est lui aussi en marche vers son achèvement. Ainsi, indépendamment du mal dont l'homme se rend responsable, il y a dans l'univers créé une finitude et une infirmité inhérentes à tout ce qui n'est pas encore Dieu. Dieu prévoyait-il ce risque à l'origine de la Création ? Il le prévoyait ! Je réponds là comme saint Jean Damascène, un Père de l'Eglise, au VIII° siècle, qui disait : « Si Dieu, prévoyant le mal, n'avait pas osé créer par peur du mal, le mal eût donc été plus fort que lui. » Si Dieu a créé malgré le risque du mal, c'est que le mat n'est pas plus fort que lui. J'en conviens, ce raisonnement ne suffit pas quand montent tes cris de souffrance de l'homme et du monde. Car, tout compte fait, c'est quand même Dieu qui, en créant, s'est d'une certaine manière rendu responsable de cette souffrance !

    Or, à cette objection, que répond Dieu ? Rien, mais il prend sur lui le mal et la souffrance de l'homme et du monde ! Lui, le Créateur, s'incarne de telle sorte que toute douleur au monde devienne la douleur de Dieu. Le Dieu créateur, incarné en son Fils, devient lui aussi créature parmi nous et homme des douleurs.

    Il n'y a pas de message complet de la création sans le sceau qu'imprime en elle, en nous, l'annonce de cette incarnation. Ou alors, on ne parie pas du vrai Dieu, mais d'un « dieu » semblable à ces empereurs romains qui, du haut des belvédères du Palatin, assistaient sans broncher aux joutes mortelles du Circo Massimo. Dieu n'est pas tout-puissant de cette puissance-là. Il n'est tout-puissant que parce qu'il est tout aimant... Et tout aimant parée qu'il est tout souffrant... Alors la puissance, pour Dieu, c'est de se rendre semblable à celui qui s'en trouve le plus démuni.»
                                                                           
       P. Gustave Martelet, théologien.

    Dans Panorama (juin 1997 et hors-série n" 11).

     

     

              
                                " L'homme biblique n'a pas la partie facile!"

    Si Dieu n'est pas l'auteur du mal, comment alors expliquer les catastrophes?

    ENTRETIEN
    P. Pierre Gibert, Jésuite, exégète

    Comment l'homme biblique se situe-t-il devant les cataclysmes et les catastrophes naturelles ?

    P. Pierre Gibert : De fait, la Bible évoque toute une série de cataclysmes (le Déluge, les plaies d'Egypte, le feu des prophètes...) dont les Israélites avaient une expérience directe ou dont ils avaient entendu parler. Les crues du Tigre et de l'Euphrate en Mésopotamie étaient célèbres, et les récits de déluges et d'inondations s'étaient répandus dans toute la région. Par ailleurs au cours de leur histoire, ils ont connu des sécheresses, des tremblements de terre, des pluies torrentielles, des épidémies dévastatrices. D'où ce sentiment d'une nature dangereuse qui cache des forces obscures ( Béhémoth, Léviathan...), qu'il est préférable de ne pas réveiller. Toutes ces expériences ont rejoint leurs peurs et leurs angoisses, et nourri leur réflexion.

    — Ces phénomènes mystérieux, comment les expliquaient-ils?

    — Du jour où il s'est donné le monothéisme, l'homme de la Bible s'est compliqué la tâche. Le polythéisme en effet permettait d'affecter à chaque divinité une fonction, un rôle. Les catastrophes qui s'abattaient sur la terre étaient le produit de leurs jalousies, ou considérées comme l'expression de leurs vengeances. L'homme biblique n'a pas la partie facile ! Comment, en effet, expliquer les catastrophes si Dieu est bon ? Car pour la Bible, il n'est pas question de faire de Dieu l'auteur du mal !

    — Quelle est alors l'interprétation des prophètes ?

    — Pour Elle, Amos, Jérémie..., les catastrophes sont les signes d'un châtiment, elles viennent punir un péché. Cette lecture aura la vie longue. On la retrouve, sous-jacente, dans l'évangile de saint Luc (13,3), lorsque le Christ évoque les 18 personnes que la tour de Siloë a fait périr dans sa chute. «Croyez-vous, demande Jésus à ses disciples, que leur dette fut plus grande que celle de tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis, mais si vous ne vous mettez pas à faire pénitence, vous périrez tous pareillement. » On retrouve cette interprétation dans tel ou tel texte de saint Paul, notamment dans l'épître aux Romains. Et encore récemment dans certaines prédications à propos des guerres ou du sida.

    — Était-ce la seule ?

     — .Non. Parallèlement, sans doute peu avant l'Exil, un autre courant explicatif va se dessiner, le courantt de la révolte apocalyptique. Les malheurs qui nous arrivent, répètent Job ou certains psaumes (Ps 44), ne sont pas directement liés à nos péchés ou à ceux de nos parents. Ces auteurs vont s'approprier les images de cataclysmes et de désastres pour exprimer autre chose, pour signifier que Dieu est aussi engagé auprès des justes contre lés forces du mal, identifiables aux pouvoirs persécuteurs sur terre. La victoire est assurée, mais le combat a bien lieu. Ces forces du mal ne seront vraiment vaincues qu'au dernier jour. C'est ainsi, semble-t-il, qu'il convient d'interpréter un certain nombre de textes apocalyptiques, dans le livre d'Ézéchiel, dans le livre de Daniel, ou dans l'Apocalypse de Jean. De la crise du monde va surgir un monde nouveau.

    — Quel sens peuvent avoir ces cataclysmes et autres catastrophes ? »

    — Pour le Christ, les calamités n'ont pas leur place dans le dessein de Dieu. Comme les esprits mauvais que chasse Jésus, elles sont de trop. Ce que le Christ veut, c'est expulser le mal, c'est rendre l'homme à son intégrité. Débarrassé de tout ce qui l'empêche de vivre !

              Recueilli par Bernard JOUANNO

                 Source: La Croix du 24.11.2002