Le 9 janvier 1915. - La nuit n'a pas
été trop mauvaise; quand on a vingt ans, il n'est pas besoin d'un
matelas et d'un oreiller pour dormir.
En vitesse un brin de toilette et une tasse de jus, puis départ. Un
certain nombre de malades restent là pour recevoir les soins que
nécessite leur état, ou retourner à l'arrière.
Nous traversons ces riants villages alsaciens de la vallée de la Thur:
Moosch, Saint-Amarin, Willer, que nous reverrons puisque c'est dans
leurs murs que viennent au repos les troupes du secteur.
En passant, nous cherchons à déchiffrer les enseignes des cafés, des
magasins, qui sont en allemand; cela nous distrait.
Nous nous faisons aussi un plaisir d'adresser des propos galants aux
petites alsaciennes que nous croisons; très peu connaissent le français,
mais elles nous répondent toutes par de larges sourires agrémentés le
plus souvent par de gentils ya, ya!
Nous nous arrêtons à Willer, qui est le terme de notre étape
d'aujourd'hui; nous y passerons la nuit dans les mêmes conditions
qu'hier, c'st-à-dire en couchant sur la dure.
Avec une vingtaine de camarades, Paul Philippe et moi sommes logés dans
la salle de danse d'un café. Dans le fond de cette salle, il y a un
piano automatique qui semble attendre des jours plus calmes, meilleurs.
10 janvier 1915: - Le réveil a lieu, ce matin, de très bonne heure: il
faut que ce soir, nous soyons à Steinbach avec les compagnies qui sont en
ligne; c'est pourquoi on nous a fait lever si tôt.
Nous allons donc accomplir notre dernière étape; à la fin de cette
journée nous serons devenus de vrais poilus de front!
Un sergent nous demande l'adresse de nos parents pour pouvoir, nous
dit-il, les prévenir "en cas de malheur"; formule brève, mais qui
laisse sous-entendre bien des choses.
C'est avant l'aube que nous nous mettons en route.
Après avoir croisé des convois d'artillerie revenant des lignes et qui,
comme nous, profitent des ténèbres complices, nous pénétrons dans la
forêt montagneuse dont nous allons faire l'ascension.
La montée s'avère pénible. Nous rencontrons des mulets transportant des
blessés, et un camion plein de poilus non rasés, méconnaissables, au
visage hâve. Ceux-ci sont presque tous des évacués pour poids gelés; ils
font pitié à voir. Des pieds à la tête ils sont boueux; on devine qu'ils
sortent d'une espèce d'enfer.
Qui sait si nos belles capotes toutes neuves ne seront pas comme les
leurs dans quelques jours? La vue de ces blessés, de ces évacués nous
donne à réfléchir; c'est un premier assaut pour notre enthousiasme.
Notre marche se poursuit dans des chemins épouvantables, recouverts, à
certains endroits, de plus de cinquante centimètres de boue. Nous
pataugeons ainsi pendant de nombreuses heures, puis nous arrivons vers
des gourbis occupés principalement par les musiciens du 152, mués en
brancardiers.
Ceux-ci, en nous entendant, sortent précipitamment de leurs cagnas, tout
heureux de voir arriver un renfort et de pouvoir causer avec des poilus
venant du dépôt. Ils s'empressent autour de nous et nous demandent entre
autres nouvelles, si, à l'arrière, on ne parle pas encore de la fin des
hostilités. Aux questions qu'ils nous posent, il est aisé de comprendre
qu'ils apprendraient avec une vive satisfaction que la guerre va bientôt
se terminer.
Nous ne nous arrêtons qu'un court instant avec eux et reprenons notre
marche en avant, toujours dans la forêt. Nous ne tardons pas à trouver
le long de notre chemin, des croix surmontées d'un képi, modestes croix
de bois sur lesquelles sont inscrits des noms de poilus tués depuis
quelques jours seulement, la terre qui recouvre tous ces braves étant
remuée tout fraichement.
Quelle éloquence ont ces croix!... Elles font passer nos âmes du domaine
du rêve dans celui de la réalité. Elles nous attendrissent jusqu'au plus
profond de nous-mêmes et si nous pouvions donner libre cours aux
sentiments qu'elles éveillent en nous, nous nous agenouillerons devant
elles pour nous recueillir et nous entretenir par delà ta tombe avec
Ceux qui dorment là leur dernier sommeil, avec Ceux que nous venons
remplacer.
Puissions-nous être dignes d'eux, dignes de leur sacrifice!
Nous voici maintenant vers des gourbis d'où sortent des poilus qui sont
là en réserve: ce sont encore des poilus du 15.2, des rescapés de
Steinbach. Eux aussi nous assaillent de questions et voudraient bien que
nous puissions leur donner un bon tuyau sur la fin de la guerre qu'ils
appellent de tous leurs vœux.
Le commandant Contet, du 3° bataillon du régiment, homme sympathique et
en qui on sent un chef énergique, vient nous recevoir. En termes
cordiaux il nous souhaite la bienvenue.
D'une voix chaude il nous brosse un tableau vivant du 15.2, des combats
auxquels il a déjà pris part, des succès qu'il a remportés.
Puis il rend un vibrant hommage à la mémoire de ceux qui sont tombés,
nous parle de leur bravoure, de leur héroïsme et il conclut par ces mots
impressionnants qui sont comme un résumé du passé et une consigne pour
l'avenir : " Au Quinze-Deux on meure, mais on ne recule pas!"
Après une pause rendue nécessaire par
la fatigue et surtout par le besoin de nourriture, nous remettons sac au
dos pour nous diriger sur Steinbach, terme de notre voyage et dont nous
ne sommes plus éloignés que de quelques centaines de mètres.
L'agent de liaison chargé de nous conduire nous prévient que sitôt
sortis de la forêt dans laquelle nous sommes, nous aurons à franchir une
bande de terrain complètement découverte et sous le feu de l'ennemi.
Dès la sortie du bois nous filons donc à toute allure pour parcourir cet
espace très dangereux, mais les Fritz nous ont aperçus et nous tirent
dessus donnant ainsi à la plupart d'entre nous le baptême du feu.
Nous sortons indemnes de cette fusillade qui, il faut bien l'avouer,
nous a fait frissonner un peu, et sommes maintenant dans Steinbach, où,
plus exactement, dans ce qu'était Steinbach, car plus aucune maison
n'est debout. On ne voit que façades éventrées, pans de murs sur le
point de s'écrouler, foyers d'incendie encore fumants, amas de ruines.
On dirait que ce village, qui devait être charmant, vient d'être ravagé
par un séisme. Steinbach a été frappé à mort... Quand renaîtra-t-il de
ses cendres?
Les rues sont pleines de matériaux de toutes sortes provenant des
maisons détruites; des cadavres français gisent encore sur le sol à
l'endroit même où les balles allemandes les frappèrent; que ce spectacle
est triste!
Tout, dans cette localité martyre témoigne de l'âpre lutte qui s'est
déroulée pendant plusieurs jours: luttes de maison à maison, lutte même
dans le cimetière. Quelle atroce chose ce devait être que cette bataille
au milieu des tombes!... Dans leurs cercueils les morts de Steinbach
durent en être glacés d'épouvante.
Et nous arrivons enfin à la compagnie où nous sommes versés,
c'est-à-dire à la première. Nous avons la chance, Paul Philippe et moi,
d'être affectés à la même escouade; il est donc écrit que nous ne serons
pas séparés l'un de l'autre et que la même destinée nous attend.
A cette escouade nous retrouvons avec plaisir un ancien camarade de
dépôt: Léon Philippe, jeune engagé volontaire de la classe 1915 qui,
lui, a "fait" Steinbach. Nos nouveaux camarades nous accueillent
gentiment, fraternellement. Tous portent sur leurs visages les marques
des jours de misère qu'ils viennent de vivre et pendant lesquels ils en
ont vu de terribles.
Ils aspirent à un repos bien mérité dont ils ont grand besoin, mais
qu'ils croient renvoyé aux calendes grecques, attendu que nous sommes
venus les renforcer en ligne.
Le premier entretien roule naturellement sur la prise de Steinbach dont
ils furent les principaux acteurs et qu'ils nous narrent dans tous les
détails. Leur récit produit sur nous, les nouveaux venus, une vive
impression.
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