« Connaissez-vous Tauler... Johannes Tauler ? C'était un frère prêcheur
de l'ordre de Saint Dominique qui vécut à Strasbourg au XIV° siècle.
C'était aussi un mystique, un mystique de la même trempe que Saint Jean
de la Croix. Il nous reste une seule et très courte lettre de Tauler.
Elle a été adressée après le nouvel an de 1346 à Elisabeth
Scheppach, prieure du couvent de Medingen, et à Marguerite Ebuer.
La voici... écoutez :
« Ça que vous m'avez souhaité à l'occasion de la nouvelle année qui
commence, je le demande au centuple pour vous à la bonté du nouveau-né,
notre Seigneur Jésus-Christ. Je le glorifie pour votre bonne santé et je
lui demande de vous conserver la santé de l'âme et du corps pour votre
consolation et sa gloire éternelle. Je vous fais parvenir, à vous Dame
Elisabeth deux fromages et à Marguerite et ses enfants trois petits
fromages. Je désire que vous les mangiez avant le carême.
Sachez que j'ai plaisir à vous les adresser ; c'est pourquoi je vous
prie de bien vouloir les accepter de moi, votre pauvre ami et serviteur
dans le Christ ».
Ce sont là des paroles fulgurantes. Oui, cette lettre est aussi
haletante que celle de Saint Paul. Pourquoi ? À cause des fromages !
L'amour authentique a des attentions si pleines de simplicité humaine. «
Qui demeure dans l'amour demeure en Dieu et Dieu demeure en Lui » dit
Saint Jean. Saint Augustin pourra redire : « Aime. Après cela, fais tout
ce que tu veux ! »
C'est tout ? Oui. « Il suffit d'aimer». En même temps, c'est
énorme. Notre monde est trop petit pour embrasser ce verbe. Le mot «
Amour » est présent partout, même là où il n'est pas prononcé. Ce mot
déborde tous les sens qu'on peut lui donner. Entre aimer Dieu et aimer
le chocolat, entre aimer un être cher et aimer un malheureux, que de
nuances l Entre les divers amours que de différences l Aimer ne veut
donc pas forcément dire aimer à la manière du Christ. L'amour, comme
toute dimension de la condition humaine, doit passer à travers une mort
pour ressusciter. L'amour doit « faire sa Pâque ». Il doit être
baptisé pour entrer dans une vie nouvelle.
Dès le début du christianisme, pour dire « amour » Saint Paul et les
évangélistes, qui écrivent en grec, ne disposent que du mot «
Eros ». Chose étonnante, Ils évitent
d'emblée ce mot comme s'il était Impropre et impuissant à traduire la
radicale nouveauté. Du coup, Ils forgent un mot nouveau pour exprimer la
réalité nouvelle de l'amour selon le Christ. Et ce mot nouveau, ce mot
converti, c'est « Agapè ». Ce changement de
nom est lourd d'un radical changement d'identité. Désormais le
discernement s'impose entre l'amour païen et l'amour chrétien, entre
« éros » et « Agapè ».
Il ne s'agit en rien d'un clivage entre ce qui serait bien d'un côté et
mal de l'autre. De mal, ici, II n'y en a pas. Il n'y a que « valeur »
des deux côtés. Mais valeurs différentes. C'est le Christ qui vient
introduire la rupture dans le meilleur de l'Homme ! Alors quelle est
cette différence, ce « plus » que le Christ donne à l'amour ?
Ecoutez et vous comprendrez mieux les paroles de bourrasque de Saint
Paul dans ses Epîtres :
Eros est merveilleux. Il aime ce qui est
aimable. Il aime davantage ce qui est plus aimable. Il aime ce qui est
bien parce que c'est bien. Il aime le meilleur parce que c'est le
meilleur. Agapè, lui, aime là où n'est pas
encore l'aimable. Il aime un être avant même qu'il ne soit digne
d'amour. C'est ainsi qu'il aime le pécheur. Par là, justement, il le
fait aimable. Il crée la valeur en aimant ce qui est sans valeur.
Eros est motivé. Il est raisonnable. II
aime « pour ». Il aime « à cause de ». Sa main gauche voudrait savoir ce
que donne sa main droite. Et il se souvient. Agapè,
par contre, aime par débordement de bonté. Sans calcul et sans mesure.
Il jaillit gratuitement là où on ne l'attend pas. Il donne autant aux
ouvriers de la dernière heure. Scandaleusement paradoxal, n' est-ce pas
? Comme la grâce !
Eros est grand. Il est sublime. Il fuit la
misère. Il a la phobie de l'impur. Il monte. Du bas vers le haut, de la
matière vers l'esprit, du relatif vers l'absolu, du monde vers Dieu.
Agapè, au contraire, descend. Il se
compromet. Il se salit les mains. Par lui, l'Absolu prend chair et vient
habiter parmi les hommes. Il assume l'impur pour le sauver.
Eros est riche. Il est séduisant. Il est
photogénique. Il est sortable. Ses forces sont mobilisables. Il est
parti pour la gloire. Agapè n'a que des
haillons pour couvrir sa nudité. Il avance les mains vides, mendiant la
miséricorde.
Eros est fort. Il est bien dans sa peau. Il
a confiance en lui. Il a tout naturellement parti lié avec ce qui est
puissant. Agapè brûle de fièvre, malade de
toutes les faiblesses du monde.
Eros veut construire la cité égalitaire. Il
tire ses plans sur la planète. Il prévoit tout. II materne tout. Il
assure contre tout. Agapè aime en face de
lui des Hommes qui n'ont pas peur de leur liberté.
Eros est heureux de convier le « même » au
banquet du « même ». L'autre est invité à se dépouiller de sa
différence, Agapè aime l'autre comme «
autre ». Il promeut l'autre en tant qu'autre. Il le fait exister pour ce
qu'il est en lui-même. La différence le comble.
Eros est centripète. Il joue de façon
concentrique autour de lui-même. Il veut conquérir son vrai moi et le
consolider. Il insiste sur son immortalité. Agapè
est centrifuge. Il est excentrique à tous les sens du mot. Il n'a pas
peur de perdre sa vie. Il est prêt à l'extrême rupture. Il sait mourir
totalement pour ressusciter, autre, de façon radicalement nouvelle.
Eros est fier. Il s'arrange difficilement
avec l'infidélité de l'autre. Le pardon lui semble impossible. Il peut
seulement l'identifier avec l'oubli ou la mise entre parenthèses. Il ne
peut l'envisager que comme un retour en arrière, à la situation d'avant
la faute. Agapè, au contraire, fait surgir
le pardon en avant, dans le dépassement du péché, comme nouvelle
situation, comme radicale nouvelle création. Dans cette rupture, Agapè a
la divine hardiesse de proclamer que même le péché peut être grâce et de
chanter scandaleusement : « heureuse faute qui nous a valu un tel
Rédempteur ! »
Eros insiste sur la vie mais ne cesse de
récolter la mort. Agapè ne cesse de traverser la mort et connaît la vie.
Agapè est l'amour crucifié. Agapè est
l'amour ressuscité. Agapè est l'amour qui, à chaque instant, célèbre son
mystère pascal.
Toi, qui écoutes, aimes. Tu possèdes alors en partage la surabondance.
La mesure de ton amour mesure ton enrichissement. Et ta richesse, par
mystérieuse solidarité de grâce, déborde de toi en t'enrichissant plus
encore, pour enrichir le corps du Christ tout entier. C'est dans les
profondeurs de ton cœur que l'Agapè de Dieu est répandu et que ne cesse
de vibrer concrètement en toi l'hymne à la charité. Tombes à terre et
étends les mains. Tu n'es plus toi-même, car désormais tu es en Dieu ».
Texte de B. le R., Pseudonyme.
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