Déclaration de guerre le 1er août 1914. Première entrée des Français à
Steinbach le 8 août 1914. Le 9 août, première bataille de 14 heures à 19
heures avec 18 morts, allemands et 1officier, et 18 morts français avec
1 officier. Le 10 août, ramassage des cadavres et leur enterrement.
Début septembre, deuxième entrée des Français. Retrait des Français sur
Thann. Fin septembre jusqu'à fin novembre, souvent de petits
affrontements. Début octobre a eu lieu un affrontement dans le chemin de
la Loi (Gesetzweg), Les Allemands avaient un chariot à munitions devant
notre maison avec, dessus, deux prisonniers.
Subitement, les Français ont réussi à s'emparer de ce chariot avec les
deux prisonniers et ont ramené un mort du chemin de la Loi; c'était
l'instituteur de Bussang. Lorenz aurait dû aider à le chercher sous une
pluie de balles. Un officier le somma d'y aller. Heureusement, Lorenz
réussit à prendre la fuite à travers un chemin étroit. Les Français ont
transporté eux-mêmes le mort, le hissant sur le chariot devant notre
maison. Ils voulaient rejoindre Thann par la montagne avec le mort. Mais
ils ne sont pas arrivés bien loin, que jusqu'au Sable Blanc. Là, ils ont
dételé les chevaux et ils sont partis à cheval par le chemin, laissant
le chariot avec le mort dans la forêt. Deux jours plus tard, les
Allemands cherchèrent le mort et l'enterrèrent au cimetière de
Steinbach.
Jusqu'à début décembre, petits combats. Le 9 décembre
les Français arrivèrent à nouveau et ils se ruèrent sur Steinbach,
L'après midi un lieutenant est mort sur notre champ ; il est tombé dans
le Bachreben (le ruisseau des vignes). Le 10 décembre, les Allemands
repoussèrent de nouveau les Français et 49 Allemands et le lieutenant
français furent enterrés ensemble devant l'église.
Les Français avaient leur charnier sur la Loh. Le 11 décembre les
premières grenades sont tombées sur le village. Ce jour là, l'usine
Rollin et la maison Bechelen brûlèrent. Hug Philippe voulait chercher la
famille Sifferlen car ils étaient tout près du feu ; il voulait les
sauver. Une balle dans la tête le tua net devant notre atelier. On n'a
pu l'enterrer que 3 jours plus tard à cause des tirs de grenades. Nous
nous sommes réfugiés dans la cave car nous avons reçu plusieurs grenades
dans la maison. Tandis que Lorenz faisait le cercueil de Hug Philippe,
il a essuyé 2 grenades dans son atelier. Tout était prêt pour enterrer
Philippe. Tout à coup, les grenades redoublèrent de force et les gens,
ainsi que M. le Curé, durent prendre la fuite ; cela dura pendant 3
jours. Alors l'après midi M. le Curé appela Lorenz, avec 3 autres hommes
en sabots, qui se dépêchèrent de se rendre au cimetière avec le
cercueil. M. le Curé marchait devant, suivi du maire. Et ainsi, Lorenz a
dû aider à enterrer son seul bon ami au cimetière. Le lendemain matin,
l'épouse du défunt me demanda de l'accompagner au cimetière ; elle
voulait encore une fois saluer son mari. Nous étions à peine arrivées à
la tombe que les balles sifflèrent à nos oreilles et nous étions
obligées de fuir. Les Français arrivaient toujours plus près, jusqu'au
haut du village.
Ce fut mi-décembre. Nous avions la fête patronale mais aucune cérémonie
n'eut lieu à l'église qui était terriblement abîmée, surtout du côté
hommes où les bancs étaient déchiquetés et recouverts de quintaux de
gravats. Alors que nous étions tranquillement à l'église, une pluie de
grenades s'abattit alentour. Les gens se protégeaient le long des
colonnes ; d'autres voulaient fuir vers l'extérieur. A l'autel, M. le
Curé se retourna et leur dit : « Restez tous ici et tenez
vous tranquilles ». L'orgue se tut et le curé termina rapidement
sa messe à voix basse. Deux femmes s'évanouirent de peur. Alors 3 Français
entrèrent dans l'église, montèrent au clocher et retardèrent l'horloge
d'une heure. Alors, il y eut un moment de répit et lorsque nous sommes
sortis de l'église, nous étions à nouveau français.
Un dimanche, comme il faisait beau, quelques villageois allèrent comme
d'habitude en forêt. Alors arrivèrent quelques Français avec un
officier; ils arrêtèrent 7 hommes et les conduisirent comme espions à
Thann ; et ils les transportèrent alors à Marseille (jamais entendu
parler de ça). On annonça alors que quiconque serait rencontré dans la
campagne ou la forêt serait arrêté comme espion. A chaque chemin était
postée une sentinelle en arme qui plus tard se retira dans la forêt.
Un dimanche soir, la villa Baudry fut incendiée. Le 23 décembre, une
compagnie de soldats se rassembla devant la mairie et proclama : « Tout
homme de 17 à 45 ans doit se présenter à la mairie. » Quant tous furent
rassemblés, ils furent emmenés à Mulhouse. Les malades furent
transportés en chariot jusqu'à Sennheim (Cernay). Aucun œil ne restait
sec ; très peu de gens sont revenus de Mulhouse ; la plupart durent se
rendre à Müllheim.
C'était à Noël 1914. Tout le monde croyait qu'en cette journée, il y
aurait un peu de répit mais, hélas, il n'était pas encore 13 heures
qu'un tonnerre de canons s'est abattu sur nous. Nous avons fui de
nouveau dans la cave; les shrapnels ( obus bourrés de billes d'acier)
traversaient la toiture; une chambre au premier fut entièrement
détruite. Le soir, vers 20 heures, il y eut un peu de répit. Nous
voulions monter chercher quelque chose à manger. Le matin, j'avais cuit
un lapin mais nous n'avions plus envie de manger lorsque les grenades se
remirent à tomber. Alors que nous montions à l'étage, l'escalier menant
au grenier s'effondra. Toute la cuisine fut recouverte de gravats. Nous
ne trouvions plus la cuisinière, encore moins le lapin. Nous n'avions
plus qu'à nous résigner à fuir chez le voisin. Nous restâmes 2 jours ;
nous n'avions plus rien à manger car nous ne pouvions plus monter
l'escalier. Nous n'avions plus faim non plus car les obus passaient de
nouveau au dessus de nos têtes. Quelques-uns éclatèrent devant la
fenêtre, dans la cour, d'autres dans les chambres ou sur le toit. On
entendait des craquements sinistres des toits qui s'effondraient dans un
nuage de poussière et une odeur de poudre. La route était défoncée par
les toitures qui s'écrasaient par terre.
Notre maison voisine était une boulangerie où nous nous sommes réfugiés
tous les 6, enfants et femmes serrés les uns contre les autres, devant
le fournil. Nous regardions toujours en l'air pour voir si le plafond
n'allait pas s'effondrer et nous ensevelir vivants. Il y eut des cris
terribles ; nous attendions toujours notre dernière minute car les
grenades volaient si rapidement qu'on ne pouvait pas les compter.
Le deuxième jour, le soir vers 21 heures, il y eut un peu de silence.
Nous avons rapidement fui chez ma sœur, dans le haut du village, où les
maisons n'avaient pas trop souffert. Nous sommes restés une nuit et le
lendemain matin tout recommença. Nous avons passé toute la journée dans
la cave . La maison voisine se mit à brûler, une cloche se mit à tinter
touchée par une grenade ; le presbytère était en feu. Dans la cave, Anna
tomba inanimée. Toutes les maisons du haut du village se mirent à
brûler, fauchées par des grenades incendiaires. Là où elles explosaient,
tout s'embrasait aussitôt. Maintenant nous n'étions plus en sécurité
dans les caves. Les gens sortaient dans la rue en pleine pluie d'obus.
Les gens se demandaient les uns aux autres où ils devaient aller. Dans
une bonne cave où l'on pensait être en sécurité, il y eut 42
blessés, dont un homme avec 7 enfants. L'homme fut éraflé par une balle
et deux des enfants furent blessés ; il les a pris sous le bras et a fui
ainsi le village.
Les gens, leur baluchon sur la tête, étaient accompagnés d'enfants ;
d'autres étaient accompagnés de personnes âgées qui ne pouvaient plus
marcher, installées dans des voitures d'enfants. D'autres ne voulaient
pas laisser leurs poules et les ont enfermées dans des corbeilles,
portées sur la tête. C'est tout ce qu'ils emportaient. Le bétail périt
presque entièrement dans les flammes, dans l'étable; on n'eut pas le
temps de les détacher. Une vache gisait dans la rue, atteinte d'une
balle. Les gens qui emmenaient le bétail le lâchaient en cours de route
faute de nourriture.
Nous sommes partis avec une poussette; ma sœur (qui avait 5 filles) nous
accompagnait aussi; chacune ne pouvait emmener qu'un enfant. On ne se
retournait plus; on s 'éloignait volontiers. Nous avions 3 heures de
marche jusqu'à Wittelsheim et durant tout le trajet les obus éclatèrent
derrière nous, nous faisant accélérer le pas.
Les véhicules militaires roulaient sur le même chemin et cherchaient des
munitions à Wittelsheim. Les Français envoyaient des obus éclairants,
voyaient les véhicules et les bombardaient intensément. Nous étions en
danger sur tout le trajet. Lorsque nous sommes arrivés là-bas,
nous étions trempés car il pleuvait sans cesse. Si seulement nous avions
pu nous réfugier dans une étable, nous aurions été contents. Si
seulement nous pouvions ne plus être dans les flammes et les tirs! Enfin
vint un militaire (Feldwebel-adjudant) qui nous entendait gémir et il
nous demanda si nous n'avions pas de refuge. Il savait qu'à Steinbach la
situation était catastrophique. On voyait les flammes de très loin. Il
eut pitié de nous et il nous offrit sa chambre nous disant d'y rester
jusqu'au lendemain pour nous reposer un peu. il alla rejoindre les
soldats dans la grange. Un homme très bon ! Nous étions très
reconnaissants envers lui . Les gens de la maison étaient très
accueillants et nous préparèrent un bon café pour nous ressusciter car
nous n'avions rien mangé ni bu depuis 2 jours. Nous étions 10 personnes
debout dans la chambre et nous nous demandions ce que nous allions faire
le lendemain. Où aller ? Nous avons pris le prochain train pour
Ensisheim, chez des amis, et ma sœur alla à Oberhergheim chez son fils
qui habitait là. Notre voisine devait accoucher dans 3 jours. Il était
impossible de rester seule dans sa maison parce que les grenades avaient
décapité son toit. L' homme alla avec elle dans la maison paternelle,
non loin de là, et il alla chercher le médecin militaire qui logeait à
proximité. La sage-femme habitait un peu lus loin; il ne pouvait pas la
chercher car la route était très dangereuse.
L'enfant était à peine né que les grenades explosèrent dans la maison.
La femme était couchée dans la cave avec l'enfant. Le médecin recommanda
de colmater les fenêtres avec des sacs de grains pour arrêter les billes
de shrapnels mais tout cela ne servit à rien. Le deuxième jour, la
maison fut trouée; ils emmenèrent la femme et l'enfant sur un matelas et
ils la portèrent, dans le plus grand tonnerre de canons, jusqu'à la
maison Rollin où la cave voûtée accueillait beaucoup de monde. Ils n'y
avaient pas encore passé un jour que la villa fut en feu. Il ne leur
restait qu'à fuir le village. Pas de voiture ; la femme mit son enfant
de 3 jours dans un landau et marcha 3 heures jusqu'à Wittelsheim, en
pleine nuit, son mari à côté d'elle ; il portait un baluchon avec des
couches d'un côté et leur enfant de 2 ans sur l'autre épaule..C'est
ainsi qu'ils quittèrent le village, avec ces seuls effets à emporter.
Lorsqu'ils arrivèrent à Wittelsheim, la femme eut un malaise après ce
trajet, sans avoir mangé ni bu. Pas question de bouillon. Dans la cave,
ils ont chauffé un peu de lait sur un feu de bougies. A Wittelsheim, les
soldats amenèrent une auto et conduisirent la femme et son enfant à
l'hôpital de Mulhouse où elle fut très malade pendant plusieurs
semaines. Rien d'étonnant. Ce n'est que le 5° jour que la femme et les
deux enfants eurent un bouillon de viande à l'hôpital. Tout de suite
après, le mari partit au combat et elle fut transportée à Ensisheim avec
ses 2 enfants.
Trois mois plus tard, les réfugiés durent repartir dans la région de
Trier (Trêves) et l'homme était en Russie.
Ainsi, les terribles grenades ont dispersé nos pauvres Steinbachois pour
ne plus se revoir tous ensemble, car beaucoup sont décédés, surtout les
personnes âgées, mortes de chagrin et de misère. Plusieurs semaines se
sont écoulées jusqu'à ce que quelques familles se soient retrouvées. On
s'est perdu en cours de route, pendant la nuit: les uns suivaient la
route vers Mulhouse; d'autres vers Bollwiller ou Wittelsheim.
Mon frère fut le seul qui put sauver son troupeau de 9 bovins. Il les
conduisit de nuit vers Cernay. Il les avait à peine abrités dans une
étable que les grenades se sont abattues. Ils s'enfuirent vers
Bollwiller. Huit jours après, on annonça que les réfugiés devaient
partir.
De gré ou de force, mon frère vendit 4 vaches pour presque rien aux
juifs parce qu' 'il n'avait plus de fourrage. Le reste du troupeau le
suivit jusqu'à Ensisheim où nous étions aussi. Le deuxième jour, nous (4
femmes), sommes parties à pied, avec des poussettes, pensant rejoindre
Steinbach pour récupérer quelque chose dans les décombres. Une fois que
nous sommes arrivées à Sennheim, les sentinelles nous repoussèrent.
Personne n'avait le droit d'aller à Steinbach et ainsi nous dûmes
retourner tristes sans avoir vu Steinbach. Au même moment, Sennheim fut
réduit à un tas de gravats. Nous avons passé 7 mois à Ensisheim, sans un
sou d'aide. Là, nous étions de nouveau près du Hartmannswillerkopf
(Vieil Armand). Les maisons tremblaient sous les éclatements des obus.
Souvent, nous pouvions voir le feu -et la fumée s'élever depuis notre
village (Ensisheim), et aussi Cernay .surtout quand des usines
flambaient.
Le 1er août 1915, nous sommes partis à Oberhergheim. Nous avions tout
notre bien dans une malle. Mon mari trouva du travail dans une
menuiserie mais seulement pour 2 mois. C'était un pauvre
industriel : les ouvriers devaient faire encaisser leur salaire par
l'huissier et ainsi cela ne pouvait pas continuer. Une connaissance de
Sélestat nous a écrit que nous devions venir; travail et logement
étaient assurés.
Il nous a fallu 10 jours pour avoir un laissez-passer. Arrivés à
Sélestat, on nous dit que nous arrivions trop tard, le travail était
déjà terminé ; il ne pouvait embaucher personne. Le logement était déjà
pris lui aussi. Nous avons déambulé dans les rues avec notre baluchon,
jusqu'à 8 heures du soir. Malheureusement, notre permis n'était plus
valable mais, heureusement avons trouvé une chambre pour passer la nuit.
Le lendemain matin, nous nous demandions ce que nous allions devenir. La
chambre était meublée mais avec seulement un lit pour 3 personnes; pas
de cuisine, pas de réchaud et à peine un peu de vaisselle. Enfin, des
gens nous ont aussi prêté une chambre d'angle dans laquelle nous avons
fait une cuisine. Par compassion, une dame nous a prêté un vieux poêle.
Nous avons acheté quelques ustensiles et ramassé un peu de bois et ainsi
nous avons pu faire du café le soir. Le lit de Anna, nous devions le
poser au dessus du poêle, dans la chambre d'angle où les bestioles nous
tenaient compagnie; les souris étaient tellement effrontées qu'elles
venaient jusque dans les lits. Sept mois plus tard nous avons cherché un
meilleur logement. Nous avons acheté deux lits et l'essentiel pour le
ménage. Mon mari eut du travail. Le 14 juin 1916, la propriétaire arriva
et dit « Ne vous effrayez pas ; l'ambulance amène votre mari qui a
eu un malaise au travail, il a fait une hémorragie cérébrale». Au bout
de 8 jours, l'état de santé s'améliora mais pas question de
retravailler. Il devait bien manger mais nous n'avions que le strict
minimum.
Enfin, après 4 longues années, Dieu a eu pitié de nous et l'Armistice
fut proclamée le 11 novembre 1918. Le 18 janvier 1919, la conférence de
Paix s'est ouverte mais pour nous la guerre ne s'est pas terminée. Nous
avons regagné notre chez nous mais hélas ! tout le village était un tas
de gravats. En cherchant longtemps, nous avons retrouvé l'endroit où
étaient notre maison et l'atelier, mais plus de trace de rien, même pas
un petit souvenir......
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