De Noël à Pâques,

                          de l'enfance à l'âge adulte:

                          entre rupture 
                                                et continuité

     Gabriel NISSIM, dominicain

 

L'enfant porte en lui la femme, l'homme qu'il sera, comme le grain de blé porte l'épi, comme la graine porte la fleur et le fruit. Mais l'adulte à son tour ne garde-t-il pas en lui l'enfant qu'il a été? Comment comprendre vraiment quelqu'un sans savoir l'enfant qu'il fut, les rêves qu'il a formés, le terreau où il est éclos?

Non que nous soyons les esclaves de notre enfance, de notre milieu : d'une façon ou d'une autre il nous faudra couper le cordon ombilical, orienter nous-mêmes notre existence. Et pourtant malheureux l'homme qui ne garde pas quelque chose en lui des moments heureux et des rêves de son enfance. Ainsi entre l'adulte achevé, l'homme fait, et l'enfant, il y a tout à la fois rupture et continuité. Tel est aussi l'enjeu, quand nous cherchons comprendre qui est cet homme, cet enfant que fut Jésus.

Situés dans un ensemble

C'est pourquoi quand nous entendons les récits de Noël, il ne nous faut pas les prendre isolément de l'ensemble des évangiles, et tout particulièrement des récits de Pâques : pour les premiers chrétiens, pour les auteurs des évangiles, il s'agit de découvrir, dès la naissance et l'enfance de Jésus, ce qui prépare les événements décisifs de la Croix et de la Résurrection. Ce Ressuscité, ce Crucifié, désormais le Vivant pour les siècles, qui se tient invisible mais présent à chaque Eucharistie - pour les premiers chrétiens et jusqu'aujourd'hui - comment sa mission s'annonçait-elle dès sa toute petite enfance ? Tel est le but de Luc et de Matthieu lorsqu'ils écrivent leurs «évangiles de l'enfance»: ils y évoquent l'ombre portée de la Croix sur l'enfant et sur Marie ; déjà ils saluent en lui, avec les bergers et les Mages, celui qui apporte à toute l'humanité le témoignage suprême de la tendresse et de la fidélité de Dieu ; mais cette tendresse, cette fragilité, cette humilité de Dieu que nous aimons à méditer devant la Crèche ne nous seront témoignées de façon plénière qu'à Pâques. C'est Pâques qui nous donne les clefs de Noël.

Premier-né d'une multitude

Car il ne nous faut pas l'oublier : le Ressuscité de Pâques, c'est bien la même personne que Jésus de Nazareth - « Dieu l'a fait et Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous aviez crucifié » affirmera Pierre (Actes, 2, 36). Entre l'homme Jésus et le Seigneur Jésus il y a rupture et continuité. Rupture, car la Résurrection n'est pas une simple réanimation. C'est entrer dans un autre monde, celui où se déploie en nous sans entraves la pleine vie de Dieu lui-même. Continuité pourtant, car c'est bien un être humain, en tout point semblable à nous, qui entre ainsi dans la lumière de Dieu. Notons le bien : Jésus ne ressuscite pas au titre de sa préexistence divine, comme Verbe éternel, parce qu'il est le Fils unique du Père, mais bien en tant qu'être humain, comme le « premier-né d'une multitude de frères » que nous sommes pour lui (Romains 8, 29).

Il a pris chair

Or, depuis les origines du christianisme on a eu la tentation permanente de minimiser l'humanité de Jésus : si Jésus est Seigneur et Fils de Dieu, comment pourrait-il être en même temps réellement homme ? Il n'aurait donc pris que les apparences de l'humanité, et la résurrection ne serait alors que le retour en quelque sorte « naturel » du Verbe auprès de Dieu. Certains textes de saint Jean ont d'ailleurs pu prêter à une telle interprétation. Entre Dieu et l'humanité peut-il en effet y avoir réelle compatibilité ? Telle est bien aussi la pensée juive ou musulmane, qui récusent que Dieu puisse de quelque façon que ce soit se faire homme. De même, bien des chrétiens jusqu'aujourd'hui s'adressent à Jésus comme Dieu - Dieu avec nous, certes, Dieu parmi nous, mais pas homme avec nous, être humain comme nous. Le caractère humain de Jésus n'est alors qu'une sorte de vêtement qu'il endosserait pour un moment, afin de mieux se rendre accessible sous cette apparence humaine. Le christianisme a dû résister siècle après siècle à cette vue dualiste: l'enjeu en est rien moins que la réalité de ce que nous appelons l'Incarnation. Dieu peut-il réellement prendre chair? Un être humain tel que chacun d'entre nous peut-il vraiment naître à nouveau et d'en haut, naître de Dieu lui-même sans cesser d'être homme pour donner naissance en lui à un être neuf?
Tel est alors un message fondamental de Noël : celui qui, à Pâques entre dans le monde de Dieu, c'est bien ce même Jésus, né à Noël, fils de Marie, membre de notre commune humanité. C'est bien en tant qu'être humain  qu'il est accueilli dans le sein du Père par la Résurrection. Entre le Ressuscité et l'enfant de Noël, il y a certes rupture, car il y a pâque, passage ; mais il y a aussi et tout autant continuité, identité. Identité entre le Fils de Dieu, le Seigneur Christ, et l'homme de chair et de sang que fut Jésus, de sa naissance jusqu'à sa mort, avec son humanité fraternelle, aimante et souffrante, telle que les disciples qui ont vécu avec lui ont pu en faire l'expérience au quotidien: expérience de relation cordiale, conviviale, très concrètement humaine.
Ce n'est donc pas en échappant à la condition humaine que Jésus est ressuscité. C'est au contraire en vivant cette condition jusqu'au bout, de la naissance à la mort, et en allant jusqu'au bout des capacités de cette condition : le plus grand amour. La Résurrection est alors une porte ouverte pour nous aussi, non comme un miracle, non comme une survie octroyée, mais comme une espérance portée au sein de notre condition elle-même, et donc ouverte à tous les humains. Pour nous non plus il n'y a pas incompatibilité entre la condition humaine et la condition d'enfant de Dieu : il  nous est possible de naître à nouveau,  de naître d'en haut sans cesser, au contraire, d'être pleinement humain. Ce sont bien des femmes et des hommes tels que nous que Dieu appelle à naître de l'Esprit, car rien n'est impossible à Dieu, rien ne peut empêcher Dieu de faire de nous des saints, des ressuscites. Noël peut donc être considéré comme la fête de la condition humaine puisque, l'enfant Jésus nous le montre, l'humanité porte en elle le germe d'une autre Vie : nous sommes « capables de Dieu ». 

Noël ne nous invite donc pas seulement à méditer sur les « abaissements » de Dieu. Ce petit enfant sera en effet celui qui donnera sa
 vie humaine jusqu'au bout. Il nous montrera tout ce dont un être humain est capable, malgré tous les obstacles, s'il se laisse habiter par l'Esprit d'amour. C'est ce petit enfant qui ouvrira à tout petit d'homme les portes de la vie, qui désenclavera l'humanité, qui fera jaillir la source d'une Espérance nouvelle : au dessus de cet enfant né de nous, dans notre humanité, déjà la Paix de Dieu s'étend, déjà la Gloire de Dieu s'ouvre, celle qui l'accueillira 
Ressuscité.

 L'aube

 Y a-t-il là irréalisme, oubli de la dure réalité de la condition humaine ? Non car un des traits majeurs de ces récits de l'enfance est précisément l'insistance, dès l'abord, sur les dur tés de la condition humaine : c'est au milieu des ténèbres, pour un peuple humilié, sur «les habitants d'un sombre pays», que se  lève l'aube de Noël. On n'en finirait pas de relever les contraintes et les menaces qui pèsent déjà sur cet enfant comme elles pèsent sur tout un chacun : le poids du pouvoir poli tique et de l'occupation romaine ; les difficultés conjugales et familiales ; les incertitudes d'un accouchement de pauvres gens qui dérangent...

 Dieu vient

 Mais ce sont surtout deux de ces difficultés qui doivent être soulignées. D'abord toutes les interrogations que soulève cette naissance parmi ceux qui en sont les témoins : « que sera donc cet enfant ? ». Pour Zacharie, Élisabeth, Joseph, Syméon ou Anne, pour Hérode et les rabbins qui l'entourent, pour les bergers et les Mages, pour Marie elle-même, il y a là bien des questions sans réponse ! Chacun doit alors se situer devant cet événement tout humain, pour y découvrir par une sorte d'instinct de foi « Dieu qui vient ». Ainsi chacun de nous n'est-il pas invité à comprendre parmi les événements qui surviennent, les relations et les rencontres, bref, dans sa propre existence humaine, l'offre de Dieu, la venue de Dieu ? C'est bien dans notre monde, dans notre humanité que Dieu s'offre, caché, mais déjà porteur d'une espérance et d'une lumière invincibles pour peu que nous ayons foi.

Solidarité de Dieu

En second lieu et surtout, dès Noël le tragique le plus injuste de la souffrance humaine est présent, avec le « massacre des Saints Innocents ». Quelle souffrance plus lancinante que de perdre un enfant, et de cette façon ? Quelle injustice plus inacceptable que la mort d'enfants innocents ? Oui, un grand cri se lève, venu du tréfonds des âges, du tréfonds de l'humanité souffrante : « Rachel pleure ses enfants et elle ne veut pas être consolée ! », C'est vraiment dans la nuit que se lève l'étoile de Noël. C'est bien au milieu des ténèbres les plus épaisses que Dieu vient manifester sa solidarité et sa tendresse, sa bienveillance active : « j'ai vu la misère de mon peuple, je l'ai  entendu  crier sous  les  coups.  Oui,  je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer. Va maintenant, je t'envoie libérer mon peuple » (Ex 3,7-11 ). Le projet inauguré avec Moïse trouve sa plénitude : « JE SUIS avec toi ». Dieu avec nous, réellement, totalement: «Emmanuel».