« Notre Père », la prière des disciples
Dans les Évangiles, Jésus donne à ses disciples de nouveaux mots pour s’adresser à Dieu.
Cette prière du Notre Père est devenue celle de tous les chrétiens

D’où vient ce texte ?
Dite initialement en araméen, dans le cercle étroit des disciples du Christ, la prière du Notre Père a été conservée en grec dans deux des quatre Évangiles : une version plus longue dans celui de Matthieu (6, 9-13) et une version plus courte dans celui de Luc (11, 2-14). Dans ces deux Évangiles, le Notre Père est placé dans des contextes différents. Dans la version de Matthieu, qui s’adresse à des chrétiens d’origine juive, le contexte est celui d’une vive discussion qui oppose Jésus aux pharisiens. Jésus leur reproche d’agir comme des « hypocrites » et d’aimer prier dans les synagogues et les rues de manière ostentatoire (6, 1-8). En contraste, le Notre Père est donné comme l’exemple d’une prière vraie, parce que simple et discrète. Dans l’Évangile de Luc, destiné à des chrétiens grecs d’origine païenne, cette prière vient en réponse à la demande d’un disciple : « Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean l’a appris à ses disciples » (Mt 11, 1). Les disciples attendent de Jésus une prière qui puisse les rassembler autour de lui et constituer une communauté autonome. Ils expriment également le souhait d’être introduit, par lui, dans sa relation personnelle à Dieu.

L’idée d’un Dieu « Père » était-elle nouvelle ?
La désignation et l’invocation de la divinité sous le nom de « Père » sont un phénomène courant, tant dans le Proche-Orient ancien que dans les religions de l’Antiquité. Une prière assyro-babylonienne datant de 2350 av. J.-C. invoque ainsi la déesse de Lagash : « Je n’ai pas de mère tu es ma Mère,/Je n’ai pas de père, tu es mon Père/Tu m’as conçu dans ton cœur, tu m’as engendré dans le temple. » La littérature hittite et celle de l’Égypte ancienne offrent des exemples du même ordre. Contrairement à ces usages, les auteurs de l’Ancien Testament ont utilisé avec parcimonie le vocable de « Père ». On n’en trouve que seize occurrences dans l’Ancien Testament, essentiellement chez les Prophètes, dans les Psaumes et la littérature de Sagesse.

L
e Notre Père se différencie-t-il de la prière juive de l’époque ?
« L’influence de la liturgie juive sur le Notre Père est indiscutable »
, estime Marc Philonenko, doyen honoraire de la Faculté de théologie protestante de Strasbourg (1). Les deux premières demandes du Notre Père s’inspirent d’une très ancienne prière araméenne de la liturgie synagogale, le Kaddish («Saint»), dont le cœur est une bénédiction : « Que soit magnifié/et sanctifié/Son grand Nom,/dans le monde qu’il a créé/selon Sa volonté./Et qu’il fasse régner son Règne/de votre vivant/et de vos jours. »
Les différences entre les deux sont cependant notables. « Le Kaddish est une prière publique, le Notre Père est une prière privée que chacun peut dire “dans sa chambre” (Mt 6, 6) » , souligne Marc Philonenko. Par ailleurs, Dieu n’est pas nommé dans le Kaddish , mais son Nom est invoqué. La manière dont Jésus s’adresse à Dieu témoigne d’une intimité nouvelle. Contrairement au Kaddish , Jésus s’adresse à Dieu à la deuxième personne du singulier : « ton » Nom, « ta » volonté, « ton règne »…

Les auteurs de l’Ancien Testament ont utilisé avec parcimonie le vocable de « Père ».

Surtout, le terme Abba («Papa ») qu’utilise Jésus est un terme familier, qui n’avait jamais été employé avant lui pour s’adresser à Dieu. «Abba» , souligne le P. François Varillon (2), exprime « la simplicité la plus simple, l’intimité la plus intime, l’abandon le plus abandonné, la confiance la plus confiante » .

Pourquoi des différences entre les deux versions ?
Première différence, la référence aux « cieux » ( « Notre Père qui est aux cieux » ) se trouve chez Matthieu, et pas chez Luc. Cette précision semble avoir été ajoutée pour que les juifs ne soient pas scandalisés par l’usage du terme Abba . Cette marque de respect rappelle la transcendance de Dieu. Deuxième différence, la troisième demande ( « Que ta volonté soit faite » ) n’est présente que chez Matthieu, dont l’évocation de la « volonté du Père » est en effet un thème récurrent. On la retrouve notamment dans la prière de Jésus à Gethsémani : « Non pas comme je veux mais comme tu veux (…) Que ta volonté soit faite » (Mt 26, 36-46). Troisième différence, la demande d’être délivré du « Mauvais » : chez Matthieu, cet ajout semble venir préciser, sous un mode positif, la demande de ne pas entrer en tentation.

Comment comprendre la référence à la « tentation » ?
La traduction de la sixième demande provoque beaucoup de débats. La version liturgique actuelle a été critiquée parce qu’elle pourrait induire l’image d’un Dieu qui fait subir la tentation, « alors que tout le Nouveau Testament rejette l’idée que Dieu tente l’homme » , souligne Jean Pouilly (3). Dans sa Christologie (Cerf), Christian Duquoc proposait une porte de sortie : « Cette demande peut paraître insolite » , notait le grand théologien dominicain, récemment disparu : «Ce n’est pas Dieu qui tente. Mais c’est Dieu qui nous laisse dans des situations qui sont réellement des tentations. Or, de ces situations, le chrétien demande à être préservé. Si le Christ nous apprend ainsi à prier, c’est que la tentation la plus redoutable n’est pas celle qui naît de la chair ou du monde, mais celle qui naît d’une situation où l’agir bienveillant de Dieu disparaît de notre champ de perception. »
                                                                                                                                                                    ÉLODIE MAUROT

(1) Le Notre Père. De la prière de Jésus à la prière des disciples (Gallimard, 206 p., 16 €).
(2) Le Message de Jésus (Bayard, 250 p., 18,29 €).
(3) Dieu, notre Père (Cahiers Évangile n° 68, 8 €).

Un large sujet de méditation
La prière du Seigneur (dite aussi « oraison dominicale ») n’a cessé d’inspirer les grands spirituels.

Cyprien de Carthage (III siècle)
> « Comme l’amour du Seigneur est grand ! Comme sa tendresse et sa bonté sont immenses envers nous ! Il a voulu que nous nous tenions en présence de Dieu dans la prière en lui disant “Père”, et que nous soyons appelés fils de Dieu, comme le Christ est Fils de Dieu. Personne parmi nous n’aurait osé employer ce mot dans sa prière, si le Christ lui-même ne nous avait pas permis de prier ainsi ! Alors frères très aimés, nous devons savoir et nous rappeler ceci : quand nous disons “Père” à Dieu, nous devons agir comme des fils de Dieu. Ainsi, de même que nous nous réjouissons d’avoir Dieu comme Père, Dieu doit se réjouir à cause de nous. » ( L’oraison dominicale , PUF)

Thérèse d’Avila
> «“Notre Père qui êtes aux cieux”!… Notre entendement devrait en être tellement rempli, et notre volonté tellement pénétrée qu’il nous soit impossible de proférer une parole… Oh ! Comme il serait juste que l’âme rentrât au-dedans d’elle-même ! Elle pourrait mieux alors s’élever au-dessus d’elle-même, et écouter ce que ce Fils béni lui apprend sur ce lieu où, comme il le déclare, se trouve son Père. » ( Chemin de perfection 29, 1)


Thérèse de l’Enfant-Jésus

> « Parfois, lorsque mon esprit est dans une si grande sécheresse qu’il m’est impossible d’en tirer une pensée pour m’unir au Bon Dieu, je récite “très lentement” un Notre Père et puis la salutation angélique ; alors ces prières me ravissent, elles nourrissent mon âme bien plus que si je les avais récitées précipitamment une centaine de fois. » ( Manuscrit C , 318)

Un moine de l’Église d’Orient
> «“Notre Père”: ces deux mots sont la racine des deux grands commandements. Parce que Dieu est Père, nous devons l’aimer de tout notre cœur (…), lui qui, le premier, nous a aimés de tout son être. Parce que Dieu est notre Père, nous devons aimer ses autres enfants, notre prochain comme nous-mêmes.(…) En disant “Notre Père”, je jette mon cœur dans le cœur de Dieu, mais après avoir enfermé dans mon cœur tous les hommes. » ( Notre Père , Cerf)

Cardinal Carlo Maria Martini
> « Vous pourriez très bien me dire : mais nous connaissons le Notre Père par cœur, nous l’avons récité un nombre infini de fois ! C’est vrai, mais il réserve toujours des surprises, il est à chaque fois nouveau, mystérieux, polyvalent, et souvent, nous n’arrivons pas à en saisir toutes les richesses. Nous pouvons même voir dans le Notre Père une synthèse de l’Évangile. Ce n’est pas un hasard si Tertullien l’appelait : breviarium totius Evangelii.» ( Ne méprisez pas la Parole. Exercices spirituels avec le Notre Père , Bayard)

    
  Site du journal de la Croix                                                        la Croix du 17.10.2008