D’où vient l’expression « racines chrétiennes de l’Europe »?
«Sans référence à Dieu, l’Europe ne pourra se construire sur des bases solides » : en 1948, Pie XII se réjouissait qu’au congrès de La Haye, première manifestation de l’Europe commune, une motion se réfère à
«l’héritage religieux de l’Europe» . L’attention de l’Église catholique, et en particulier du Saint-Siège, au caractère chrétien de la construction européenne est aussi ancienne que cette construction elle-même. Pie XII n’avait pas ménagé ses efforts au moment du traité de Rome de 1957, et on compte ultérieurement 93 interventions de Paul VI sur le sujet.
C’est avec Jean-Paul II, pape polonais marqué par les divisions internes du continent, que l’accent sur cet héritage devient le plus fort, dans un contexte occidental de plus en plus sécularisé. À Compostelle en 1982, il utilise pour la première fois le terme de « racines » , qui va devenir l’une des constantes de la diplomatie vaticane : «Je lance vers toi, vieille Europe, un cri plein d’amour: Retrouve-toi toi-même. Sois toi-même. Découvre tes origines. Avive tes racines. Revis ces valeurs authentiques qui ont rendu ton histoire glorieuse, et bienfaisante ta présence sur les autres continents. »
Vingt années plus tard, en 2003, l’exhortation apostolique post synodale Ecclésia in Europa reprend la même exhortation : « Les racines chrétiennes sont pour l’Europe la principale garantie de son avenir. Un arbre sans racines pourrait-il vivre et se développer ? »
Pourquoi une polémique ?
Coup de téléphone le 22 septembre 2000 de Lionel Jospin, premier ministre français, à Roman Herzog, président allemand: «La France est une République laïque et la référence à l’héritage religieux de l’Union européenne est inacceptable pour elle.» Tout est dit: la France ne souscrira jamais une charte où figure le mot « religion ». L’explication ? « Cela pose des problèmes philosophiques, parce que nos sociétés sont diverses du point de vue des religions; politiques, car nous sommes très attachés au principe de la laïcité; constitutionnels, parce que dans notre Constitution il n’existe aucune forme de référence à un héritage religieux» , commentera peu après Pierre Moscovici, ministre français des affaires européennes.
Ce refus provoque des réactions agacées des catholiques de l’Hexagone. «À vouloir rayer d’un trait de plume toute la dimension religieuse de notre héritage européen, on s’interdit de penser non seulement le passé, mais aussi le présent et l’avenir de l’Europe », avertit Mgr Hippolyte Simon, archevêque de Clermont et représentant de la France au sein de la Commission des épiscopats de la Communauté européenne (Comece), alors que des intellectuels catholiques signent une pétition de même esprit dans l’hebdomadaire Témoignage chrétien . La rédaction finale de la Charte, autour de la notion de « spiritualité », ne satisfait personne. Et deux ans plus tard, lors de l’élaboration de la Constitution (appuyée par les nouveaux adhérents de l’Europe de l’Est), le Saint-Siège demande une mention de l’héritage chrétien. En fond de tableau : le débat sur l’entrée de la Turquie.
L’expression « héritage culturel, religieux et humaniste » semble un compromis acceptable pour les épiscopats de l’Union.
Dans la rédaction finale du texte constitutionnel en 2003, l’expression «héritage culturel, religieux et humaniste» semble un compromis acceptable pour les épiscopats de l’Union. En réalité, comme le souligne Bérengère Massignon dans
Esprit (1), «deux idées de l’Europe s’affrontèrent, renvoyant à deux modes de construction de l’identité européenne» . D’un côté, un modèle allemand, se fondant sur le rappel des héritages passés communs; de l’autre, un modèle français, contractuel et universaliste. Pour les tenants du premier, la référence à l’héritage chrétien permettrait d’emporter l’adhésion des citoyens à la future Constitution; les autres voyaient dans l’Europe une identité déterminée d’abord par les droits de l’homme, sans référence explicite à Dieu.
Quel lien avec le cinquantenaire du traité de Rome ?
«Le Saint-Siège est reparti dans une offensive diplomatique sur les racines chrétiennes de l’Europe» , constate un diplomate en poste à Rome. Lorsqu’il sait avoir face à lui une oreille attentive (chefs de gouvernement allemand, irlandais ou d’un pays d’Europe de l’Est), Benoît XVI redit sa conviction à ce sujet. L’échec des référendums français et hollandais sur la Constitution lui donne des arguments: «On voit bien aujourd’hui que les peuples ne se sentent pas intégrés dans ce projet européen» , confie-t-on au Vatican. La remise de l’ouvrage sur le métier semble ouvrir une fenêtre: l’Église catholique s’active pour que «les racines chrétiennes» figurent dans l’appel de Berlin, qui sera proclamé ce 25 mars à l’occasion des 50 ans du traité de Rome. L’éloignement de la perspective d’ une entrée(du moi ns rapide) de l a Turquie dans l’UE permet aussi à l’Église d’exprimer ses convictions sans avoir l’air ’entrer en croisade. À Ankara, en novembre dernier, Benoît XVI avait précisé qu’il n’avait rien contre cette adhésion, appelant cependant au respect de la liberté religieuse comme socle de l’Europe.
L’offensive est menée avec prudence: «Le Saint-Siège est conscient qu’avec certains pays, toute intervention trop explicite serait plutôt contre-productive» ,constate un expert de l’Église catholique à Bruxelles. Tout dépend de la future Constitution, notamment de sa première partie. De ce point de vue, l’élection présidentielle française est regardée avec beaucoup d’attention à Rome. L’insistance sur les racines chrétiennes de l’Europe figure d’ores et déjà comme un des points d’ancrage de ce pontificat , dont le titulaire a choisi comme patronyme un grand saint dont les disciples évangélisèrent l’Europe: Benoît.
La Croix ISABELLE DE GAULMYN
(1) Esprit, mars-avril 2007.