De Marie-Madeleine et de quelques autres...   par Bernard Sesboüé, jésuite


Jésus était-il amoureux de Marie-Madeleine?

 D'abord, de qui parlez-vous? Car la Marie-Madeleine à laquelle vous faites référence n'a pas existé, pour la bonne raison qu'elle est un personnage de composition construit au cours de l'histoire à partir de trois femmes. Le mieux est de revenir aux évangiles. Jésus a manifesté de l'affection pour trois femmes dont deux s'appellent Marie, Marie de Magdala (ou Marie Madeleine) et Marie de Béthanie, sœur de Marthe et de Lazare. La troisième n'a pas de nom : c'est une «pécheresse dans la ville». Comme ces trois femmes ont certains traits communs, on les a «amalgamées» au VII° siècle en un personnage unique, plus fascinant, très chargé symboliquement, parce que c'était la prostituée qui devenait une sainte. Passons-les donc en revue.
. Marie de Magdala faisait partie du groupe des femmes qui suivaient Jésus et le servaient (Luc 8,1-3). Celui-ci avait chassé d'elle sept démons : cela ne veut pas dire qu'elle était particulièrement pécheresse. L'expulsion des démons était liée à la guérison des maladies, comme on le voit souvent dans les évangiles. Nous la retrouvons au pied de la croix avec d'autres femmes et Marie, la mère de Jésus (Jean 19,25 ; Matthieu 27,35-36). Dans les évangiles synoptiques, elle fait encore partie du groupe des femmes qui trouvent te tombeau vide au matin de Pâques (Matthieu 28,1). Elle ne semble pas avoir un rôle propre, mais elle est mentionnée sans doute comme celle qui représente ce groupe des femmes. C'est l'évangile de Jean qui fait état d'une relation affective très personnelle entre elle et Jésus, puisqu'elle est la première bénéficiaire d'une apparition, quand elle est en pleurs à côté du tombeau (Jean 20,11-18). On connaît l'échange émouvant des deux noms : «Marie», «Rabbouni» à l'instant de la reconnaissance entre elle et Jésus. C'est beaucoup, mais c'est tout. Il n'y a rien d'autre dans les évangiles. Jésus a «aimé» Marie de Magdala, comme il a « aimé » d'autres femmes. Il n'a pas été «l'amoureux» de Marie.
La seconde est Marie de Béthanie, qui avait « choisi la meilleure part» en écoutant Jésus, alors que sa sœur était occupée au service (Luc 10.3&42). Quand Jésus arrive chez elle pour rendre la vie à Lazare, elle est en pleurs et professe sa foi en Jésus, comme sa sœur ; quand il vient prendre le repas à Béthanie, peu de jours avant sa mort, Marie oint les pieds de Jésus avec un parfum de prix et les essuie avec ses cheveux, geste de grande affection auquel Jésus donne le sens prophétique de son ensevelissement.
La troisième femme est la «pécheresse dans la ville», c'est-à-dire une prostituée, venue répandre du parfum sur les pieds de Jésus en signe de repentance dans la maison de Simon le pharisien ; Luc ne nous dit pas son nom (Luc 7,36-50). Jésus loue la qualité de son amour et le donne en exemple à Simon. Elle a donc accompli le même geste que la seconde Marie, ce qui facilitait une confusion entre les deux femmes. De même, on a identifié Marie-Madeleine à la pécheresse en raison des «sept démons» chassés. Malgré ces ressemblances, ces trois femmes sont bien distinctes dans les récits évangéliques.
On ne peut donc pas prétendre que Jésus a été «amoureux» de trois femmes! Il les a aimées comme il a aimé le jeune homme riche, comme il aimait Lazare ou le disciple « bien-aimé», sans qu'on puisse dire pour autant qu'il était homosexuel. Il est curieux que certains cherchent à soupçonner toujours quelque chose de sexuel chez Jésus, dont le caractère totalement virginal dérange. Ou bien on reproche au christianisme, et spécialement au catholicisme, d'être sans cœur, de mépriser la chair, l'amour humain et la femme ; ou bien, quand Jésus nous montre qu'il avait un cœur d'homme et qu'il était capable d'éprouver de vraies affections, on projette sur lui un mariage ou un amour charnel.

A-t-elle eu la première place auprès de lui ?

Ici encore, de laquelle parlez-vous? À partir du moment où on a opéré la confusion entre les trois personnes, on a souligné le fait de «la prostituée» devenue «la sainte», et on en a fait l'amie privilégiée de Jésus, ce qui ne repose sur aucune donnée historique. En revanche, il faut retenir que Jésus n'était en rien misogyne, qu'un groupe de femmes l'a suivi et l'a aidé dans sa mission. Elles assuraient sans doute l'intendance et devaient subvenir, pour une part avec leurs biens, aux frais du groupe de Jésus et des apôtres. La question de savoir si Marie-Madeleine a eu « la première place auprès de Jésus » ne se pose plus quand on voit que Jésus a manifesté une grande affection pour plusieurs femmes.


Quelle a été la place de Marie-Madeleine dans les premiers temps de l'Église? N'a-t-elle pas été calomniée, réduite à l'état de prostituée?

Nous n'avons aucun renseignement à ce sujet. La véritable question serait plutôt : quelle fut la place des femmes dans les premiers temps de l'Église ? Là-dessus, nous avons les renseignements des Actes des Apôtres et des épîtres de Paul. Les femmes participaient activement à la vie des Églises, et pas
seulement au titre de vierges ou de veuves ; elles avaient aussi leur place dans les premiers ministères des Églises, comme le montrent les salutations de Paul à la fin de ses épîtres. L'une d'entre elles est appelée «diacre de Cenchrées» (Romains 16,1). Comme ce terme, dans le Nouveau Testament, demeure quelque peu imprécis, nous ne pouvons pas dire exactement en quoi consistaient ses responsabilités. Encore une fois, Marie de Magdala n'était pas une prostituée. Dans la suite de l'histoire son identification à la prostituée convertie a plutôt été pour elle un gage de célébrité !

Y a-t-il eu une exclusion des autres femmes, du féminin sacré?

Vous posez la question du féminin sacré. C'est une donnée assez générale de la tradition religieuse de l'humanité. Car la vie y est ressentie comme quelque chose de transcendant et de sacré. Le sang est le symbole de la vie, c'est pourquoi il ne faut pas verser le sang humain. Or, la femme est celle qui donne la vie et, dans la gestation d'un enfant, le sang joue un rôle capital. La femme revêt donc une signification sacrée. Cela a donné lieu à diverses divinisations, comme l'Artémis d'Éphèse, la déesse mère aux multiples seins (le lait comme le sang est source de vie). Certaines religions ont aussi pratiqué la prostitution sacrée.
Le christianisme a converti ce sens du sacré très ambigu. Dieu seul est Dieu, l'homme et la femme sont des créatures également aimées de Dieu et invitées à vivre dans l'amour. Les exigences chrétiennes en matière de sexualité sont l'expression d'un double respect de la transcendance de l'amour et de la transcendance du don de la vie humaine. Il y a un mystère propre à la femme, dans son originalité irremplaçable, ce que Teilhard appelait « l'éternel féminin ».

Quel était le regard des évangiles apocryphes sur la femme ?

L'évangile de Philippe, qui fut découvert en 1947 en Égypte dans une bibliothèque gnostique, présente Marie-Madeleine comme la compagne de Jésus : «Les autres disciples virent Jésus aimant Marie, ils lui dirent : "Pourquoi l'aimes-tu plus que nous" ?» Ce document est très tardif par rapport aux évangiles (II° siècle) et son témoignage est isolé. Mais surtout, il est une construction religieuse qui introduit Jésus et Marie-Madeleine dans la suite des émanations qui constituent le monde divin des gnostiques, où chaque principe masculin est associé à un principe féminin. Il s'agit donc d'un mariage purement «spirituel», ce que confirme une autre sentence du même document, qui oppose le mariage spirituel au mariage charnel. Le baiser y est le symbole de noces mystiques. Mais il n'y a rien de tout cela dans les évangiles.

Des apocryphes marqués par le mépris de la chair


On appelle apocryphes, c'est-à-dire «cachés» ou «secrets», des textes qui ressemblent aux évangiles, mais qui n'ont pas été reçus dans le «canon» du Nouveau Testament, c'est-à-dire dans la liste des livres retenus comme témoignages faisant autorité sur Jésus et son message. En particulier ils cherchent à boucher les trous des récits évangéliques et à satisfaire une curiosité anecdotique ; ils sont envahis parla légende. Ces textes ne sont pas sans intérêt, mais ils ne méritent pas d'être brandis comme des découvertes nouvelles qui changeraient tout sur ce que nous savons de Jésus. Plusieurs apocryphes sont marqués d'un grand mépris de la chair, au point d'estimer que Jésus n'a pas vraiment pris une chair humaine comme la nôtre, mais seulement une apparence de chair (docétisme). Ils se réfèrent plus ou moins aux doctrines de la gnose, un grand, mouvement religieux qui révélait une connaissance secrète à une élite d'initiés pour les conduire au salut. Ceux-ci se prétendaient les «spirituels» au mauvais sens du mot, car ils méprisaient le monde cosmique et matériel, et très précisément les réalités charnelles.