Jésus était-il amoureux de Marie-Madeleine?
D'abord, de qui parlez-vous? Car la Marie-Madeleine à laquelle
vous faites référence n'a pas existé, pour la bonne raison qu'elle est
un personnage de composition construit au cours de l'histoire à partir
de trois femmes. Le mieux est de revenir aux évangiles. Jésus a
manifesté de l'affection pour trois femmes dont deux s'appellent Marie,
Marie de Magdala (ou Marie Madeleine) et Marie de Béthanie, sœur de
Marthe et de Lazare. La troisième n'a pas de nom : c'est une «pécheresse
dans la ville». Comme ces trois femmes ont certains traits communs, on
les a «amalgamées» au VII° siècle en un personnage unique, plus
fascinant, très chargé symboliquement, parce que c'était la prostituée
qui
devenait une sainte. Passons-les donc en revue.
. Marie de Magdala faisait partie du groupe des femmes qui suivaient
Jésus et le servaient (Luc 8,1-3). Celui-ci avait chassé d'elle sept
démons : cela ne veut pas dire qu'elle était particulièrement
pécheresse. L'expulsion des démons était liée à la guérison des
maladies, comme on le voit souvent dans les évangiles. Nous la
retrouvons au pied de la croix avec d'autres femmes et Marie, la mère de
Jésus (Jean 19,25 ; Matthieu 27,35-36). Dans les évangiles synoptiques,
elle fait encore partie du groupe des femmes qui trouvent te tombeau
vide au matin de Pâques (Matthieu 28,1). Elle ne semble pas avoir un
rôle propre, mais elle est mentionnée sans doute comme celle qui
représente ce groupe des femmes. C'est l'évangile de Jean qui fait état
d'une relation affective très personnelle entre elle et Jésus,
puisqu'elle est la première bénéficiaire d'une apparition, quand elle
est en pleurs à côté du tombeau (Jean 20,11-18). On connaît l'échange
émouvant des deux noms : «Marie», «Rabbouni» à l'instant de la
reconnaissance entre elle et Jésus. C'est beaucoup, mais c'est tout. Il
n'y a rien d'autre dans les évangiles. Jésus a «aimé» Marie
de Magdala, comme il a « aimé » d'autres femmes. Il n'a pas été
«l'amoureux» de Marie.
La seconde est Marie de Béthanie, qui avait « choisi la meilleure part»
en écoutant Jésus, alors que sa sœur était occupée au service (Luc
10.3&42). Quand Jésus arrive chez elle pour rendre la vie à Lazare, elle
est en pleurs et professe sa foi en Jésus, comme sa sœur ; quand il
vient prendre le repas à Béthanie,
peu de jours avant sa mort, Marie oint les pieds de Jésus avec un parfum
de prix et les essuie avec ses cheveux, geste de grande affection auquel
Jésus donne le sens prophétique de son ensevelissement.
La troisième femme est la «pécheresse dans la ville», c'est-à-dire une
prostituée, venue répandre du parfum sur les pieds de Jésus en signe de
repentance dans la maison de Simon le pharisien ; Luc ne nous dit pas
son nom (Luc 7,36-50). Jésus loue la
qualité de son amour et le donne en exemple à Simon. Elle a donc
accompli le même geste que la seconde Marie, ce qui facilitait une
confusion entre les deux femmes. De même, on a identifié Marie-Madeleine
à la pécheresse en raison des «sept démons» chassés. Malgré ces
ressemblances, ces trois femmes
sont bien distinctes dans les récits évangéliques.
On ne peut donc pas prétendre que Jésus a été «amoureux» de trois
femmes! Il les a aimées comme il a aimé le jeune homme riche, comme il
aimait Lazare ou le disciple « bien-aimé», sans qu'on puisse dire pour
autant qu'il était homosexuel. Il est curieux que certains cherchent à
soupçonner toujours quelque chose de sexuel chez Jésus, dont le
caractère totalement virginal dérange. Ou bien on reproche au
christianisme, et spécialement au catholicisme, d'être sans cœur, de
mépriser la chair, l'amour
humain et la femme ; ou bien, quand Jésus nous montre qu'il avait un
cœur d'homme et qu'il était capable d'éprouver de vraies affections, on
projette sur lui un mariage ou un amour charnel.
A-t-elle eu la première place auprès de lui ?
Ici encore, de laquelle parlez-vous? À partir du moment où on a opéré la
confusion entre les trois personnes, on a souligné le fait de «la
prostituée» devenue «la sainte», et on en a fait l'amie privilégiée de
Jésus, ce qui ne repose sur aucune donnée historique. En revanche, il
faut retenir que Jésus n'était en rien misogyne, qu'un groupe de femmes
l'a suivi et l'a aidé dans sa mission. Elles assuraient sans doute
l'intendance et devaient subvenir, pour une part avec leurs biens, aux
frais du groupe de Jésus et des apôtres. La question de savoir si
Marie-Madeleine a eu « la première place auprès de Jésus » ne se pose
plus quand on voit que Jésus a manifesté une grande affection pour
plusieurs femmes.
Quelle a été la place de Marie-Madeleine dans les premiers temps de
l'Église? N'a-t-elle pas été calomniée, réduite à l'état de prostituée?
Nous n'avons aucun renseignement à ce sujet. La
véritable question serait plutôt : quelle fut la place des femmes dans
les premiers temps de l'Église ? Là-dessus, nous avons les
renseignements des Actes des Apôtres et des épîtres de Paul. Les femmes
participaient activement à la vie des Églises, et pas
seulement au titre de vierges ou de veuves ; elles avaient aussi leur
place dans les premiers ministères des Églises, comme le montrent les
salutations de Paul à la fin de ses épîtres. L'une d'entre elles est
appelée «diacre de Cenchrées» (Romains
16,1). Comme ce terme, dans le Nouveau Testament, demeure quelque peu
imprécis, nous ne pouvons pas dire exactement en quoi consistaient ses
responsabilités.
Encore une fois, Marie de Magdala n'était pas une prostituée. Dans la
suite de l'histoire son identification à la prostituée convertie a
plutôt été pour elle un gage de célébrité !
Y a-t-il eu une exclusion des autres femmes, du
féminin sacré?
Vous posez la question du féminin sacré. C'est une donnée assez générale
de la tradition religieuse de l'humanité. Car la vie y est ressentie
comme quelque chose de transcendant et de
sacré. Le sang est le symbole de la vie, c'est pourquoi il ne faut pas
verser le sang humain. Or, la femme est celle qui donne la vie et, dans
la gestation d'un enfant, le sang joue un rôle capital. La femme revêt
donc une signification sacrée. Cela a donné lieu à diverses
divinisations, comme l'Artémis d'Éphèse, la déesse mère aux multiples
seins (le lait comme le sang est source de vie). Certaines religions ont
aussi pratiqué la prostitution sacrée.
Le christianisme a converti ce sens du sacré très ambigu. Dieu seul est
Dieu, l'homme et la femme sont des créatures également aimées de Dieu et
invitées à vivre dans l'amour. Les exigences chrétiennes en matière de
sexualité sont l'expression d'un double respect de la transcendance de
l'amour et de la transcendance du don de la vie humaine. Il y a un
mystère propre à la femme, dans son originalité irremplaçable, ce que
Teilhard appelait « l'éternel féminin ».
Quel était le regard des évangiles apocryphes sur
la femme ?
L'évangile de Philippe, qui fut découvert en 1947 en Égypte dans une
bibliothèque gnostique, présente Marie-Madeleine comme la compagne de
Jésus : «Les autres disciples virent Jésus aimant Marie, ils lui dirent
: "Pourquoi l'aimes-tu plus que
nous" ?» Ce document est très tardif par rapport aux évangiles (II°
siècle) et son témoignage est isolé. Mais surtout, il est une
construction religieuse qui introduit Jésus et Marie-Madeleine
dans la suite des émanations qui constituent le monde divin des
gnostiques, où chaque principe masculin est associé à un principe
féminin. Il s'agit donc d'un mariage purement «spirituel», ce que
confirme une autre sentence du même
document, qui oppose le mariage spirituel au mariage charnel. Le baiser
y est le symbole de noces mystiques. Mais il n'y a rien de tout cela
dans les évangiles.
Des apocryphes marqués par le mépris de la chair
On appelle apocryphes, c'est-à-dire «cachés» ou «secrets», des textes
qui ressemblent aux évangiles, mais qui n'ont pas été reçus dans le
«canon» du Nouveau Testament, c'est-à-dire dans la liste des livres
retenus comme témoignages faisant
autorité sur Jésus et son message. En particulier ils cherchent à
boucher les trous des récits évangéliques et à satisfaire une curiosité
anecdotique ; ils sont envahis parla légende. Ces textes ne sont pas
sans intérêt, mais ils ne méritent pas d'être brandis comme des
découvertes nouvelles qui changeraient
tout sur ce que nous savons de Jésus. Plusieurs apocryphes sont marqués
d'un grand mépris de la chair, au point d'estimer
que Jésus n'a pas vraiment pris une chair humaine comme la nôtre, mais
seulement une apparence de chair (docétisme). Ils se réfèrent plus ou
moins aux doctrines de la gnose, un grand, mouvement religieux qui
révélait une connaissance secrète à une élite d'initiés pour les
conduire au salut. Ceux-ci se prétendaient les «spirituels» au mauvais
sens du mot, car ils
méprisaient le monde cosmique et matériel, et très précisément les
réalités charnelles.
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